20 sept. 2010

DOSSIERS LE MAL-ÊTRE DE L’EUROPE L’errance rom partie visible de l’iceberg

Par Chems Eddine CHITOUR

«Plutôt que la diversité raciale, culturelle ou ethnique ne devienne un facteur limitateur des échanges humains et du développement, il faut repenser notre façon de voir les choses, discerner dans de telles diversités un potentiel d’enrichissement mutuel et prendre conscience du fait que les échanges entre les grandes traditions de spiritualité humaine représentent la meilleure chance pour l’esprit humain lui-même de durer.»
Marie Robinson (haut commissaire des Nations unies aux Droits de l’homme)

La question des minorités est devenue si sensible pour la paix et la stabilité dans le monde que l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, en 1992, la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques. Beaucoup de peuples se trouvent en mal d’identité. Huit à dix millions de Tzigans errent en Europe, minoritaires dans tous les Etats, objets de toutes les persécutions, de tous les rejets.
Le tintamarre occasionné par l’expulsion d’un millier de Roms, suite à une décision de la France, aurait pu passer sans problème n’était-ce par la stigmatisation des Roms désignés expressément par la circulaire du 5 août 2010. Lors de la réunion de Bruxelles, la séance fut mouvementée. «La Commission européenne a attaqué sans ambages ni circonvolutions oratoires la politique menée par la France à l’égard des Roms. Viviane Reding a judicieusement ouvert le feu sur deux fronts au moins: celui du droit et celui de la morale. Elle a non seulement accusé le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité de discrimination et de violations des droits fondamentaux, mais elle a aussi ouvertement douté de l’intégrité de ces ministres qui disent blanc à Bruxelles mais font noir à Paris. Désormais, le pays prend l’eau de toute part, est attaqué et contesté de partout. Virer les racailles des cités étant désormais impossible (trop nombreux, trop hostiles, trop solidaires dans leur haine de la France), l’Etat a jugé opportun de s’en prendre à un petit groupe, les Manouches.(1)
Si la commissaire européenne Viviane Reding a récusé sa comparaison de la politique française vis-à-vis des Roms avec les drames de la Seconde Guerre mondiale, l’administration Obama s’est dite préoccupée. Le répit a cependant été de courte durée. Sous couvert d’anonymat, un haut responsable du département d’Etat a exprimé son inquiétude sur le dossier Roms. «A l’évidence, les droits des Roms sont importants pour nous, et nous invitons la France et d’autres pays à (les) respecter.» Comme le rapelle le quotidien britannique, la France n’est pas la seule à avoir lancé des procédures contre les gens du voyage. La Suède, le Danemark, l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie, entre autres, multiplient les mesures discriminantes à leur encontre. Pauvre Europe! Le traitement infligé par la France aux Tziganes roumains et bulgares la met à rude épreuve. C’est au tour de Viviane Reding, la commissaire européenne à la Justice et aux Droits des citoyens, de fustiger une politique qualifiée de «honteuse». (...) L’Union dévoile au grand jour ses carences. La diplomatie européenne est inexistante, comme en témoigne son rôle de spectatrice des négociations directes entre Israéliens et Palestiniens. Il est bien loin le temps où l’Europe unie au sein d’une communauté faisait rêver. L’expulsion des gens du voyage - des citoyens européens comme les autres - est un signal d’alarme. Ces pactes ne sont pas des chiffons de papier, jetés à la corbeille pour convenances électoralistes.(2)

Un problème ancien
Le problème des Roms qui tétanise l’Europe n’est pas nouveau. L’Union européenne a pris plusieurs initiatives pour favoriser l’intégration des Roms, mais en l’absence d’une réelle politique communautaire dans ce domaine, les réponses des pays européens vont de la fermeté à la tentative d’intégration. En tant que citoyens de l’UE depuis 2007, les Roms roumains et bulgares jouissent de la liberté de circulation et du droit au séjour sur le territoire des États membres. L’Union européenne a récemment pris des initiatives pour améliorer les conditions de vie des Roms. Le 31 janvier 2008, le Parlement européen a adopté une résolution réclamant «une stratégie européenne pour les Roms». La Commission est aussi chargée de stimuler l’utilisation des fonds structurels européens par les États pour renforcer l’intégration des Roms. Entre 2007 et 2013, environ 9,5 milliards d’euros seront mis à disposition des États (..) La plupart des pays ont mis en place des politiques restrictives. L’Italie est, avec la France, le pays qui pratique le plus les reconduites à la frontière, et les évacuations de camps, comme le 7 septembre à Milan.(...) Le gouvernement actuel poursuit une politique très dure. En Allemagne, les Roms du Kosovo, qui ont pour la plupart fui leur pays pour échapper à la guerre, sont encouragés à rentrer chez eux avec des aides au retour. Berlin a par ailleurs, annoncé son intention de renvoyer «par étapes» au Kosovo environ 10.000 Roms ne disposant pas d’autorisation de séjour formelle. En Europe de l’Est, les Roms continuent de subir discriminations et agressions. De rares pays européens ont démontré une attitude positive envers les Roms. En Suède, les Roms sont officiellement considérés comme une minorité, et le gouvernement a créé en 2006 une délégation afin d’améliorer leurs conditions de vie. Le gouvernement espagnol a, lui, adopté en avril un «plan d’action pour le développement de la population gitane 2010-2012», doté de 107 millions d’euros sur trois ans, avec des actions en matière d’éducation, de santé, de logement et pour les femmes(3).
Le problème est aussi un problème identitaire et de minorités. Ce sont des variables d’ajustement. La poussée de l’extrême droite en Europe a eu pour terreau les minorités. Jean-Marie Le Pen est le bon exemple suivi par l’Italie, la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas. Trois raisons: la crise financière, la mélanodermie, la diabolisation de l’islam surtout après le 11 septembre. Ce qui arrive aux Roms est déjà arrivé aux «autres», les charters de la honte de milliers de personnes retenues dans les centres de rétention, personne n’en parle et pourtant, la majorité de milliers de personnes ont été reconduites sans protestation ni médiatisation. Pour rappel, les Roms ont connu un «traitement spécial». Adolf Hitler, a, plus d’une fois, dans ses écrits comme dans ses discours, souligné son attachement au Christianisme. «Parmi les peuples, écrit Navro, dont Hitler projetait l’élimination, se trouvaient non seulement tous les Sémites: Arabes, Juifs, Berbères, les Slaves (Les Polonais en particulier), mais également les minorités raciales aux origines mal déterminées, comme les Roms. Arrivé au pouvoir, Hitler s’est attelé à mettre en oeuvre la partie la plus infâme de son programme politique, à savoir la mise hors la loi, dans son propre pays, des minorités non chrétiennes. La «solution finale,» c’est-à-dire le massacre systématique et hautement organisé des minorités dont il avait donné la liste dans «Mein Kampf» fut lancée lors de la réunion de la villa de Wannsee, le 20 janvier 1942. Les Roms, ou Gypsies selon la terminologie anglo-saxonne, n’étaient pas oubliés dans cette politique de purification raciale. Voici ce que le professeur Richard Evans, de l’université de Cambridge, écrit à ce sujet dans le troisième tome de sa trilogie consacrée au Nazisme («Le Troisième Reich en Guerre, Penguin Press, New York 2009) «Parmi la multiplicité des peuples que les Nazis considéraient comme racialement inférieurs, une place spéciale était réservée aux Roms. (...) Les SS saisirent l’occasion de mettre en oeuvre ce que Himmler avait déjà appelé «la solution finale de la question des Roms.»(...) Le terme d’holocauste et le devoir de mémoire envers les victimes de l’holocauste, doivent-ils être des privilèges dont seraient exclues toutes les minorités affectées à l’exception d’une seule?»(4)
Il se trouve cependant un son de cloche discordant qui disculpe la positon française. «Le président français est tout à fait en droit de traiter les Roms comme il le fait. Ils sont partout considérés comme des parasites et personne n’en veut, rappelle une journaliste britannique. A la fin du mois de juillet, l’Elysée a donné ses instructions pour que soient démantelés les bidonvilles et les camps roms qui s’étaient multipliés en France, et que leurs habitants soient regroupés et expulsés. Ces expulsions ont fait l’effet d’une bombe dans toute l’Europe. Le Vatican s’en est mêlé, et l’ONU a demandé à la France de redoubler d’efforts pour intégrer les familles roms, assurer l’instruction de leurs enfants et les installer dans des logements décents. Tout ceci relève bien sûr d’un idéal admirable, parfaitement juste, mais ne vous sert pas à grand-chose si vous êtes un citoyen français, que vous avez passé toute votre vie en France, payé vos impôts, et que vous vous réveillez un beau matin pour trouver au pied de votre jardin, grossissant de jour en jour, un campement digne du - osons le mot - tiers-monde. Que sont censés faire les pouvoirs publics? (...) Telle est la vérité, crue et politiquement incorrecte. Est-ce au contribuable français de payer l’école, les services publics et la formation professionnelle des familles roms afin de leur assurer un niveau de vie acceptable? Il est malhonnête d’affirmer que l’on peut faire facilement coexister des niveaux de vie et des attentes aussi opposés, et que les nouveaux venus peuvent être accueillis sereinement, sans lourdes dépenses et sans une énorme dose de bonne volonté.(...)»(5)

Pourquoi la persécution des Roms en Europe?
Est-ce un atavisme historique qui colle à la peau de ces «voleurs de poule qui roulent en cadillac?». Au-delà du fait que ce n’est pas un problème uniquement de la France, les raisons sont à chercher ailleurs. Adriano Prosperi de la Républica pense que le dossier des Roms a mis en lumière la proximité des points de vue français et italien. (...)Un spectre hante l’Europe. Aujourd’hui, le spectre a des habits multicolores et se déplace sur les chariots d’un peuple nomade. (...) Aujourd’hui, une nouvelle internationale voit le jour: l’internationale de la peur. À l’avenir, les historiens devront en tenir compte.
Jusqu’à maintenant nous avons eu diverses Europes, chrétienne, humaniste, puis celle des Lumières. Et n’oublions pas la tentative, finalement déjouée, d’imposer une Europe nazi-fasciste, sous le double signe de la romanité et de la svastika. Mais aujourd’hui cette nouvelle Europe est dominée par la peur, par la volonté de fermer les portes aux migrants et de chasser les Roms.
Tous deux partent d’un même présupposé: celui que les Roms sont des immondices, voire moins encore.(..)Les déclarations de Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi ont en commun le mépris pour les êtres humains. (...) Que les Libyens, avec l’aide et l’aval de l’Italie tirent sur des bateaux de pêche chargés de pauvres gens ou les enferment dans des camps de concentration, est considéré par nos dirigeants comme un succès politique.
Le résultat est qu’aujourd’hui nous nous trouvons face à un tournant brutal de notre histoire, de l’idée que nous avions de l’Europe, de l’image de la France, et d’une Italie qui avait trouvé dans ses traditions chrétiennes et socialistes de solidarité des ressources éthiques et pratiques pour assurer assistance et réconfort aux déshérités».(6)
Dany Robert Dufour pointe du doigt une autre raison; il nous explique que la cause de cette malvie qui pousse l’homme a être un loup pour l’homme, et d’amener la guerre de tous contre tous est imputable au néolibéralisme qui formate, dirions-nous, les imaginaires amenant à l’égoïsme, le repli sur soi et surtout le rejet de l’Autre. Dans une étude percutante il met en exergue les reflexes panurgiens de chacun pour suivre le chef qui, lui, sait où il va. Ecoutons le: «L’individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. (...) Vivre en troupeau en affectant d’être libre ne témoigne de rien d’autre que d’un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose d’avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. (...) Notre société est en train d’inventer un nouveau type d’agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité que j’épinglerai du nom d’«égo-grégaire». (...) Quant à Tocqueville, il est remarquable que cet éminent penseur de la démocratie ait envisagé la possibilité de la mise en troupeau des populations.
La notion de «troupeau» apparaît justement, en 1840, lorsqu’il indique que la passion démocratique de l’égalité peut «réduire chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux» délivrés du «trouble de penser»
Et de fait, c’est vrai: dans le troupeau, nous sommes tous vraiment égaux. (....) Ce qui est remarquable, c’est que parler d’une société-troupeau de consommateurs prolétarisés n’est nullement incompatible avec le déploiement d’une culture de l’égoïsme érigé en règle de vie (...)Avec cet «égoïsme grégaire» (rappelons que «grégaire» vient du latin gregarius, de grex, gregis, «troupeau»), nous sommes sans doute devant un type d’«agrégat» assez nouveau qu’il conviendrait d’inventorier».(7)
Pour le philosophe: «Le capitalisme, qui produit beaucoup et dévore beaucoup, est «anthropophage»: (..) Nous commençons de la sorte à découvrir que le néolibéralisme, comme toutes les idéologies précédentes qui se sont déchaînées au cours du XXe siècle (le communisme, le nazisme...), ne veut rien d’autre que la fabrication d’un homme nouveau. (...) Que vaut encore ce sujet critique dès lors qu’il ne s’agit plus que de vendre et d’acheter de la marchandise? Pour Kant, tout n’est pas monnayable: «Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité.» On ne peut le dire plus clairement: la dignité ne peut être remplacée, elle n’a «pas de prix» et «pas d’équivalent», elle réfère seulement à l’autonomie de la volonté et elle s’oppose à tout ce qui a un prix. (...) Car l’ultralibéralisme veut, lui aussi, fabriquer un homme nouveau. (...) Nous entrons dans un temps nouveau: celui du capitalisme total qui ne s’intéresse plus seulement aux biens et à leur capitalisation, ne se contente plus d’un contrôle social des corps, mais vise aussi, sous couvert de liberté, à un remodelage en profondeur des esprits. (..) C’est pourquoi, devant ce danger absolu, l’heure est à la résistance, à toutes les formes de résistance qui défendent la culture, dans sa diversité, et la civilisation, dans ses acquis.(8)
Quelles que soient les raisons qui traversent la France, les minorités ont du mouron à se faire. Dans ce XXIe siècle de tous les dangers, «périssent les faibles et les ratés» pour paraphraser Nietzsche. C’est ainsi que les hommes vivent.

1.Sabine Verhest: L’Europe se fâche enfin. La Libre Belgique15.09.2010
2.Traitement des Roms: la honte d’un continent, titre The Guardian en éditorial 16 09 2010
3.Camille Le Tallec: Les-politiques européennes à l’égard des Roms. La Croix16/09/2010
4.Nevro: Les Roms et l’Holocauste LePost.fr 17/09/2010
5.Mary Dejevsky: Et si Nicolas Sarkozy avait raison? The Independent 09.09.2010
6.Adriano Prosperi: L’Internationale de la peur sera le genre humain. La Repubblica 16.09.2010
7.Dany-Robert Dufour: Le Monde Diplomatique Vivre en troupeau-Janvier 2008
8.Dany-Robert Dufour: A l’heure du capitalisme total. Le Monde Diplomatique mars 2003

Source: www.lexpressiondz.com

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