Par Mohamed Chahrour , écrivain, article paru dans Al Nahar –Beyrouth
Extraits traduits par Courrier International du 14/11/2002, Numéro 628
Deux réformateurs musulmans de la fin du XIXe siècle, Jamal Eddine al-Afghani et le cheikh Muhammad Abduh ont tenté de convaincre le sultan ottoman Abdül Hamid II (1876-1909), puis le khédive (vice-roi) égyptien Tawfik (1879-1892) d'ajouter une dose d'équité à leur despotisme. Mais les deux souverains ont préféré garder leur autoritarisme intact.
La pensée musulmane a toujours valorisé la justice, mais s'est accommodée de l'absence de liberté. Ce déséquilibre n'a fait que renforcer la tyrannie en terre d'islam, affirme l'écrivain islamique syrien Mohamed Chahrour.
Tout d'abord, j'affirmerai que ma foi en Dieu se situe au-delà de toute preuve scientifique. Je ne dirai pas à l'athée qu'il doit croire en Dieu, mais je n'accepterai pas non plus qu'il me dise que je dois renier ma foi. Le Coran, pour moi, n'est pas un texte scientifique mais religieux. Il est inutile d'essayer de tenir tête à une argumentation scientifique ou de vouloir convaincre un scientifique de la valeur du Coran en puisant ses arguments à l'intérieur du Coran. Si nous ne voulons pas que notre pensée se sclérose, nous devons ouvrir nos esprits sur le monde. Or notre culture arabo-islamique d'aujourd'hui ne fait que perpétuer les modèles du passé.
Dans toute notre production culturelle, nous ne faisons que ressasser les mêmes idées. La raison en est simple : notre culture privilégie une pensée qui se réfère aux modèles du passé plutôt que de se tourner vers l'avenir. De plus, cette culture induit un important déséquilibre par rapport à deux notions clés : la liberté - la valeur la plus importante qui soit - et la justice. Toutes les grandes révolutions de l'histoire universelle se sont faites au nom de ces deux valeurs.
Ces deux notions sont également présentes dans les textes de notre histoire arabo-musulmane, à commencer par le Coran. Mais il convient d'examiner comment ces deux valeurs ont été mises en oeuvre dans la réalité. La conscience collective arabo-musulmane a toujours valorisé, jusqu'à aujourd'hui, la notion de justice et s'est désintéressée de celle de liberté. Ainsi, nous apprécions les personnages justes et équitables de notre histoire sans nous interroger sur la nature de leurs actes au regard d'autres valeurs. Nous encensons les califes abbassides [qui ont régné à Bagdad de 750 à 1258] sans nous demander combien de prisonniers croupissaient dans leurs geôles. De même, nous admirons Hajjaj [gouverneur de l'Irak de 694 à 714] parce qu'il a introduit les signes diacritiques dans le Coran, mais nous oublions qu'au moment de sa mort il avait jeté plus de 77 000 personnes en prison. Nous valorisons la justice au point d'avoir imaginé le "despotisme équitable", terme qui est utilisé dans les textes de l'islam classique là où il faudrait parler de despotisme tout court. Cette vision des choses survit dans la production intellectuelle d'aujourd'hui.
Force est donc de constater que nous n'avons pas une conscience suffisamment claire de ce que sont la liberté et la justice. Dans ces conditions, il ne sert à rien de vouloir entreprendre des réformes politiques. L'esprit traditionaliste des gens ne sera pas en mesure de changer si l'on n'a pas auparavant réformé la religion. De plus, l'utilisation de la religion à des fins politiques, une jurisprudence moyenâgeuse, l'absence de libre arbitre, le poids écrasant des textes anciens, tout cela crée les conditions favorables à l'émergence de l'extrémisme islamiste, qui veut accaparer la religion et le pouvoir. Nous n'avons pas tant besoin d'une réforme politique que d'un renouveau de la pensée. Sans cela, rien ne sert de créer de nouvelles institutions, d'élire des Parlements, d'autoriser des associations ou de libéraliser la presse. Tout cela existe déjà. Nous avons plutôt besoin d'invention et de renouveau dans les domaines religieux et culturel afin de rendre toutes ces institutions opérantes.
Source: www.nuitdorient.com
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