Par Tareq Oubrou : recteur de la mosquée de Bordeaux
L’effervescence émotionnelle caractérise désormais notre postmodernité
dominée par l’irrationnel. La production artistique, l’industrie
culturelle, renforce cet état de fait, procédant par une
hypermassification des désirs et une unification des goûts. On crée
ainsi une émotion au service de l’économie, en l’absence de toute
transcendance, de tout principe éthique, si ce n’est le profit, un
profit qui se fait au détriment du sens. Ce paradigme gagne aussi le
monde politique, où la communication sans message joue sur les instincts
les plus bas et sur une émotion qui ne fait pas jaillir de
l’intelligence et qui menace ainsi la démocratie. Cette logique
esthétique a dépassé les frontières des comédiens, chanteurs, danseurs,
peintres et celles des politiciens… Les prédicateurs religieux sont
aussi devenus des artistes. Du moins sont-ils perçus comme tels par
leurs publics. À force de traiter de sujets théologiques, canoniques ou
mystiques dans un langage courant, vulgarisé jusqu’au simplisme, les
prédicateurs risquent de faire disparaître toute pertinence à leurs
discours.
Une vulgarisation excessive risque en effet d’induire en erreur plus que
d’éclairer. « Spiritualité », « éthique », « pratique », « foi » sont
des termes qui ont été affinés et précisés par les disciplines
religieuses ; ils sont aujourd’hui dilués, voire galvaudés, dans un
discours religieux où règne un flottement sémantico-esthétique procurant
au public des sensations sans idées.
Pire, le discours religieux n’est plus à l’abri d’une dérive de la
domination esthétique et de la logique de rentabilité. On a bien compris
que les idées complexes ne font pas bon ménage avec l’économie de
marché. Il faut, selon cette logique, former une communauté du sentir et
non du réfléchir. La démarche de l’art religieux consistera alors à
capter les masses par des ambiances de « transe collective ». Et même si
le prédicateur jouit d’une grande intelligence et d’une compétence
reconnue, il se verra obligé de proposer le médiocre pour diffuser son
“produit”. La médiocrité devient alors un art. Le discours religieux
consiste dès lors en un étalement des sentiments. Faute de pertinence et
de problématiques claires, on recourt à un sensationnalisme lacrymal.
Souvent on entend dire après une rencontre religieuse qu’elle n’était
pas très spirituelle : les larmes ne s’y sont pas beaucoup déversées,
comme si la foi et la qualité d’une rencontre spirituelle étaient
proportionnelles au volume de larmes versées par les croyants. Dans ce
chaos esthétique organisé, le public musulman devient capable
d’applaudir une idée et son opposé, sans discernement, et ce en l’espace
de trente secondes. C’est là effectivement un signe d’intégration dans
la société, mais une société du spectacle, où le sens est en train de
s’éclipser timidement mais irrésistiblement. Les musulmans sont en
définitive à l’image de leur société. Cette intégration ne fait pas
débat. Il ne faudrait point conclure à un mépris radical des émotions,
de l’esthétique et du sensible. Au contraire, ils peuvent devenir les
moteurs d’une foi intelligente et d’une raison critique. Nous en avons
pour preuve le Coran lui-même. Œuvre d’une grande beauté littéraire, le
Coran caresse par son style éloquent et inimitable la sensibilité et le
coeur de son lecteur croyant. Il le met en même temps en garde contre le
suivisme et le mimétisme. Très esthétiquement, il appelle au
discernement (al-furqân) et à la réflexion (at-tafakkur). Son mystère
réside justement dans le sensible qu’il propose et qui éveille ou
réveille l’intelligence. Mais a-t-on compris son enseignement ?
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