96,1% de la production scientifique est concentrée au niveau des grands acteurs de l’économie mondiale. L’Unesco vient de publier le rapport sur la science qu’elle établit tous les cinq ans et qui est extrêmement instructif dans un monde dominé par «le rôle croissant de la connaissance dans l’économie globale» pour reprendre le titre même du premier chapitre.
En termes de part relative, pour l’année 2008, la répartition globale est la suivante: pays de l’Ocde (76,4%), Chine (10,6%), Inde (3,7%), Russie (2,7%) et Brésil (2,7%). Soit au total, 96,1% de la production qui est concentrée au niveau de ces grands acteurs de l’économie mondiale; le «reste» ne représentant que 3,9%. En ce qui concerne les pays musulmans, les données fournies par le rapport concernant la production scientifique - sciences naturelles et physiques et mathématiques - sont très intéressantes à analyser: Turquie - par ailleurs, membre de l’Ocde - (1,8%), Monde arabe (1,4%), Iran (1,1%), un ensemble Pakistan/Afghanistan/Bangladesh/Indonésie/Malaisie (0,7%), soit au total 5% de la production scientifique mondiale.
Deux autres ensembles appartenant partiellement à l’aire culturelle de l’Islam, ne contribuent de leur côté, que très faiblement à la production scientifique mondiale: l’Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, pour 0,6% et les pays de la Communauté des Etats indépendants d’Asie centrale pour 0,2%.
En partant de l’hypothèse qu’une partie de la production scientifique de ces deux ensembles est générée dans le contexte de pays musulmans, je retiendrai sur les 0,8% concernés, 0,3%. Ce qui permet de formuler l’hypothèse qu’au final, en 2008, sensiblement 5,3% de la production scientifique mondiale (986.099 publications recensées) est assurée dans des pays musulmans, soit environ 52.300 publications; 1,4% du total des publications, soit 13 574 publications, l’étant dans les pays arabes, saisis comme tels dans le rapport.
Ces données doivent être rapportées à la population des ensembles concernés. Pour ce qui concerne les pays musulmans, la part relative de 5,3% de la production scientifique mondiale doit être rapportée à une population d’environ 1,350 milliard, soit de l’ordre de 20% de la population mondiale, telle qu’estimée dans le rapport à un total de 6,670 milliards pour 2007.
Il est entendu que ces données ne concernent pas l’ensemble des musulmans dans le monde dont la population estimée à 1,600 milliard, représentait, à la même période, 24% de la population mondiale. En tout état de cause, l’information la plus significative à retenir est celle des contributions relatives: en ce qui concerne les pays musulmans, 20% de la population mondiale ne contribue qu’à hauteur de 5,3% de la production scientifique mondiale; soit 3,77 fois moins eu égard à la population. En ce qui concerne les pays arabes: 4,9% de la population mondiale (329,2 millions, d’après le rapport) ne contribue qu’à hauteur de 1,4% de la production scientifique mondiale; soit 3,50 fois moins eu égard à la population et correspondant à un «décalage» très proche de celui enregistré pour l’ensemble des pays musulmans.
La comparaison avec les performances d’autres régions du monde est très édifiante. Ainsi, l’impact total de l’ensemble des pays musulmans (52 300 publications) se situe entre celui des deux pays de la Péninsule ibérique réunis, Espagne et Portugal, avec 42.845 publications ou bien celui de l’Italie avec 45.273 et celui de la France avec 57.133. Celui de tous les pays arabes (13.574) est pratiquement équivalent à celui de la Belgique (13.773), légèrement supérieur à celui d’Israël (10.069) et nettement inférieur à celui de la Suède (16.068) ou de la Suisse (18.156).
En termes de nombre de publications par million d’habitants, les pays musulmans se situent à 38,74 et les pays arabes à 41,23; la moyenne mondiale étant à 147,82. A titre indicatif, la performance de la Suisse est de 2388,95, d’Israël de 1459,28, du Canada de 1323,37, des Etats-Unis de 1022,75, de la Corée du Sud de 682,94, du Japon de 585,70 et du Brésil de 139,31. La Turquie avec 243,66 publications par million d’habitants et l’Iran avec 150,47 se situent au-dessus de la moyenne mondiale de 147,82. Ce qui est également le cas pour les pays arabes suivants: Emirats arabes unis (147,2), Qatar (152,2), Jordanie (157,1), Tunisie (196,2) et Koweït (222,5). Ceci dit, les seuils les plus élevés atteints par les pays musulmans indiquent clairement qu’ils demeurent modestes et encore très éloignés de ceux réalisés par les pays les plus avancés dans le monde. Ainsi, un document de la Banque islamique de développement établissait, en 2008, le lucide constat suivant: «Les 57 pays à population majoritairement musulmane ont sensiblement 23% de la population mondiale, mais moins d’1% des scientifiques qui produisent moins de 5% de la science et font à peine 0,1% des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année.» Dans un autre document de la BID, la première phrase est la suivante: «Les deux problèmes les plus importants auxquels doivent, à l’heure actuelle, faire face les pays musulmans sont: la mondialisation et l’émergence de l’économie basée sur la connaissance.»
Mais, par-delà la seule dimension économique, le défi pour toutes les sociétés musulmanes - en dernière analyse, de nature ontologique - est de démontrer leurs capacités effectives à se transformer en des espaces favorables à l’épanouissement de la créativité humaine, comme condition indispensable de toute production scientifique significative.
Dans cette perspective, les sociétés musulmanes devront nécessairement mener un immense et courageux effort collectif d’introspection afin, d’une part, de clairement établir les raisons, nécessairement internes - excluant donc les éternelles recherches de boucs émissaires - qui les ont conduites aux impasses actuelles et, d’autre part, tout aussi clairement, de définir les nouvelles politiques qui leur permettront de participer activement à la production de connaissances, biens et services qui, chaque jour un peu plus, bouleversent notre monde.
De ce point de vue, une reformulation complète des problématiques culturelles actuellement dominantes, apparaît comme un passage obligé dans lequel le problème majeur qui se posera, est incontestablement, celui d’un effort totalement renouvelé de (re)lecture de tout le patrimoine intellectuel islamique. L’effort à conduire devra aller dans le sens d’un dépassement des approches réductrices qui, aujourd’hui, prévalent et qui, fondamentalement, reposent sur deux postulats de base, profondément liés entre eux et procédant de dichotomies simplificatrices.
La première dichotomie, «nous et les autres», procède d’une lecture essentialiste du patrimoine intellectuel de la civilisation islamique, posant que l’on est en présence, «face» à celui de «l’Occident», de deux réalités bien distinctes et cloisonnées, correspondant à deux logiques d’accumulation intellectuelle parallèles, n’ayant entretenu aucun lien, l’une avec l’autre. Or, ce n’est pas du tout le cas, tant les échanges, tout au long de l’histoire, ont été importants, notamment avec «l’Occident» lorsque des philosophes musulmans, sans complexe aucun, ont commenté et se sont inspiré de l’oeuvre de philosophes «étrangers», tels que Platon pour Al-Farabi et Aristote pour Ibn Rochd.
En sens inverse, l’oeuvre de ces deux philosophes - notamment celle d’Ibn Rochd, au point qu’on parlera «d’averroïsme latin - irriguera toute la philosophie européenne du Moyen Age, alimentant directement les fondements intellectuels de la Renaissance européenne, alors en pleine gestation.
La seconde, «aspects matériels et aspects intellectuels», procède fondamentalement de la même vision que la précédente et postule que l’échange avec la culture «occidentale» doit être conçu comme obéissant au principe de base suivant: sous l’empire de la nécessité, bénéficier de tous ses biens matériels, en tant que produits «neutres» de la science et de la technologie et ce, tout en rejetant systématiquement sa production intellectuelle, considérée comme «non-neutre», au motif qu’elle procède de logiques intellectuelles «étrangères» et, en tant que telles, condamnables.
Or, les liens entre les logiques intellectuelles ayant généré les deux types de produit, matériel et intellectuel, sont extrêmement étroits car l’extraordinaire développement de la science et de la technologie en «Occident» - fournisseur de la matérialité aujourd’hui si recherchée - n’aurait jamais été possible sans une longue et riche accumulation intellectuelle.
A laquelle l’aire culturelle de l’Islam a contribué par l’intermédiaire de deux filières, aussi décisive l’une que l’autre: l’une philosophique et l’autre scientifique, toutes deux porteuses de logiques fondamentales de rationalité. C’est bien pourquoi, aujourd’hui, rejeter purement et simplement tout apport «occidental» c’est d’abord nous amputer d’une partie de nous-mêmes.
L’analyse de l’expérience historique d’autres aires culturelles non-européennes - essentiellement asiatiques: japonaise, indienne, chinoise, coréenne - aujourd’hui à la pointe des processus mondiaux de créativité, à commencer par ceux de la science, montre bien que, partout, les voies de la Renaissance ont impliqué - grâce à une (re)lecture du patrimoine intellectuel, seule garante de l’endogénéité de la démarche menée - une profonde remise en cause de soi, nécessairement accompagnée d’une réelle ouverture sur le reste du monde.
Dans cette perspective, les analyses de deux grands philosophes maghrébins - malheureusement décédés cette année - Mohamed Abed Al Jabiri et Mohammed Arkoun, sont absolument essentielles et nous fournissent un éclairage très précieux pour la compréhension des enjeux et défis qui structurent l’oeuvre de rénovation nécessaire.
Les sociétés musulmanes ne doivent oublier ni que le tout premier mot de la révélation coranique - «Lis» - a été une injonction claire en faveur du savoir, ni que le Prophète Mohamed, (Qsssl), dans ses «hadiths», à plusieurs reprises, a fortement encouragé la recherche de ce même savoir; «jusqu’en Chine», dans l’un des plus célèbres. Alors que demeure encore vivace dans la conscience collective - souvent sur le mode mythique d’un âge d’or à retrouver - le souvenir d’une très longue tradition d’ouverture intellectuelle et de production scientifique qui a marqué des siècles de contribution au savoir universel, il est permis d’espérer que l’aire culturelle de l’Islam - autant par l’évaluation critique de sa propre expérience que par son ouverture sur les autres cultures - saura se ressaisir afin d’emprunter l’unique voie aujourd’hui possible: apporter sa propre contribution à la créativité contemporaine. Seule en mesure de lui éviter une autre trajectoire possible, celle du déclin.
Source: www.lexpressiondz.com
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