Par Nabil Ennasri
L’intitulé de cet article peut paraître ambitieux et sa rédaction fut effectivement difficile. Comment, en l’espace de quelques lignes, dresser un portrait à la fois succinct et clair, de la situation que connurent les juifs en terre d’Islam et de celle que connaissent actuellement les musulmans en terre d’Israël ? Et cet objectif, déjà bien ardu, se trouve alourdi par une actualité toujours plus violente au Proche-Orient, qui rend les réflexions autour de cette thématique souvent empreintes de préjugés et donc peu propices au débat serein.
Pour autant, dans un contexte où les relations intercommunautaires se crispent, l’étude de la situation des minorités en terre d’Islam et en Israël devient urgente et indispensable à une saine compréhension du conflit. Nous avons donc décidé de proposer au lecteur un certain nombre de réflexions et d’éléments historiques lui permettant d’avoir une idée aussi limpide que précise, de ce sujet à l’importance capitale. Pour ce faire, et dans un souci de concision, nous nous attacherons à deux moments de l’histoire musulmane, la période andalouse et l’empire ottoman, avant de revenir sur la situation de la minorité arabe en Israël.
Al-Andalus ou l’époque de la saine coexistence
Les plus sérieux historiens sont formels : la période d’Al-Andalus (Espagne et Portugal musulmans de 711 au XIIIe siècle, puis de 1237 à 1492 pour le royaume de Grenade) fut en grande partie une époque de paix et de grande tolérance qui permit aux trois religions monothéistes de vivre ensemble dans un climat de saine cohabitation. A l’heure où l’Europe sombrait dans les ténèbres, Al-Andalus devenait un centre de rayonnement culturel, intellectuel et artistique de renommée mondiale.
Les musulmans qui la conquirent se sont attachés à y aménager un climat de tolérance, notamment à l’égard de la minorité juive jadis persécutée. Car parmi ceux qui ont le plus profité de la victoire de Tariq Ibn Ziyed en juillet 711, il y a certainement les juifs de la Péninsule ibérique. En effet, ces derniers vivaient, à l’époque wisigothe, sous un régime d’exception, Ervige (roi wisigoth de 680 à 687) se proposait même d’extirper “la peste judaïque“ de son royaume[1]…
On peut alors saisir aisément avec quelle logique les musulmans furent accueillis en libérateurs[2]. L’épanouissement des juifs de la Péninsule commence précisément avec cette rupture historique. Dès lors, leur nombre s’accroît rapidement par immigration de familles entières venues d’un peu partout, notamment d’Afrique du Nord et d’Asie. Ces foyers dont les membres s’adonnent principalement au grand commerce, à l’artisanat et à la médecine, prospèrent très vite et vivent en paix avec les autres religions du Livre. Ainsi, « les juifs d’Al-Andalus, qui participaient pleinement de la cgoogulture arabo-islamique, vécurent pendant le califat ommeyade et la période des royaumes des Taifas un véritable « siècle d’or » intellectuel et culturel, qui représente quelques-unes des pages les plus brillantes du judaïsme médiéval »,[3] relève Mercedes Garcia-Arenal. De la sorte, les juifs bénéficièrent sous l’administration musulmane d’une liberté de culte et de pensée jusque-là non égalée. Car, « contrairement à de nombreux juifs européens et américains par la suite, les juifs andalous n’eurent pas à sacrifier leur orthodoxie pour s’engager dans la vie politique et culturelle de leur époque. Les juifs d’Al-Andalus purent perpétuer, et même enrichir leur héritage judaïque et hébraïque, sans cesser de prendre pleinement part aux événements culturels et intellectuels. »[4]
Bénéficiant de libertés et de droits dans de nombreux domaines de la vie, la minorité juive joua même un rôle important dans la sphère politique. Dans ce dernier domaine, ils eurent rapidement un grand poids, élément qui leur permit de s’organiser en communauté et devenir même majoritaires dans quelques grandes villes. Dans la métropole grenadine, la population juive était si importante au Xe siècle qu’un chroniqueur arabe avait pu dénommer la ville « la Grenade des Juifs ». Enfin, Cordoue était depuis longtemps un centre d’études talmudiques, et à l’ombre des souverains musulmans, les juifs vivront selon leurs propres lois et auront leur propre jurisprudence[5].
Ainsi, plus qu’une amélioration de leur condition de vie, le statut de dhimmi[6] (protégés) représentait donc une véritable aubaine pour les juifs (et également les chrétiens) d’al-Andalus, même si quelques manquements temporaires à l’égard de la communauté juive, notamment à Grenade en 1066, viennent nuancer une image que l’on voudrait parfois peut être trop parfaite. Néanmoins, les problèmes que les minorités juive et chrétienne rencontrèrent avec les Almoravides et les Almohades étaient surtout dus à un contexte de très hautes tensions et de relations de plus en plus tendues, les deux dynasties berbères ayant pour seule préoccupation de stopper l’avancée des chrétiens au nord, lesquels cherchaient des partenaires en terre musulmane.
1492 marque à la fois la découverte d’un Nouveau Monde et surtout la chute d’un autre. L’année qui verra la reddition de Grenade, verra également l’expulsion massive des juifs d’Espagne suite au décret d’expulsion promulguée par les Rois catholiques en ce sombre jour du 21 mars 1492. Ces derniers, avec leurs coreligionnaires pareillement chassés de l’Italie du Sud, des pays germaniques et de Provence s’exileront naturellement dans les territoires du Dâr al islam, en Afrique du Nord et surtout dans l’Empire ottoman. En 1534, les juifs du Portugal sont également contraints au même départ forcé. Ils choisirent les mêmes destinations.
L’Empire ottoman ou le refuge salutaire
À peine arrivés d’une Europe plongée à nouveau dans l’obscurantisme, les juifs trouvent chez les musulmans de l’Empire ottoman une terre d’accueil favorable à leur épanouissement économique, culturel et religieux. Désormais, chaque ville ottomane comptera un certain nombre de communautés juives venues d’Occident.[7] Ceux qui avaient fui auparavant avaient déjà été accueillis dans un climat de respect au sein de l’État islamique seldjoukide (1077-1246).
Chez les Ottomans, Mehmet II (1432-1481), conquérant de Constantinople (devenue Istanbul) capitale séculaire de l’Empire d’Orient, va assurer de tels avantages financiers aux juifs que leur ascension sociale sera très rapide et leur évolution meilleure que celle des autres communautés. Il accorde par exemple des réductions importantes d’impôts aux communautés vivant à Galata, Balat, Hasköy et Bahçekapy, leur permettant par ailleurs l’édification de nombreux nouveaux lieux de culte.
Ainsi, l’émigration des juifs d’Espagne et du Portugal (Séfarades), d’Europe du Nord, du Centre et de l’Est (Ashkénazes) se poursuivra durant toute la période de leur persécution. Sous Bâyezîd II (1448-1512), ils jouissent d’une protection toute particulière. Un juif en exil déclarera : « Le sultan Bâyezîd a suivi la voie de ses ancêtres : il a fait du bien aux enfants d’Abraham et ne les a pas renvoyés. Dans le cas contraire, rejetée d’Espagne, la mémoire d’Israël issu de Juda aurait disparu. Le sultan Bâyezîd, padischah turc, informé des sévices du roi d’Espagne à l’encontre des Juifs et constatant que ceux-ci cherchaient un refuge, a ordonné à ses subordonnés de les accueillir. »[8]
Quand viendra le temps pour l’Europe de s’enrichir brutalement grâce aux colonies et à la production de masse, certains négociateurs européens antisémites feront pression sur les Ottomans pour écarter les juifs du négoce et du commerce international. Ces derniers résisteront et les juifs continuent de vivre sans être inquiétés outre mesure. A l’intérieur du pays, en plus d’un système judiciaire indépendant et d’une relative liberté de culte, les juifs ont des représentants assumant des fonctions au niveau de l’État, tandis que de nombreux médecins juifs au même titre que leurs homologues musulmans sont à la cour au service des sultans successifs.
Beaucoup d’écoles, de synagogues et de cimetières israélites continuent d’être construits grâce notamment à certains grands rabbins et la culture hébraïque est par ailleurs très développée dans des villes comme Izmir. La ville de Salonique, dont la population israélite s’élève à plus de 60%, devient au XVIe siècle la grande métropole juive de l’Empire. Enfin, sous Mahmud II (1808-1839), l’égalité entre non musulmans et musulmans devient une préoccupation officielle de l’État (service militaire…),[9] et pendant le grand carnage de la Seconde Guerre, des associations juives soutiennent depuis Istanbul leurs coreligionnaires persécutés[10].
Musulmans en Israël, une minorité prise pour cible
A l’opposé de la relative tolérance décrite plus haut, la situation des Arabes israéliens qui vivent au sein de l’Etat d’Israël depuis sa création, le 15 mai 1948 est tout autre. Depuis cette date, la minorité arabe[11] a toujours vécu sous le coup de discriminations, l’Etat juif reléguant cette communauté dans une citoyenneté de seconde zone.
Les Arabes d’Israël sont les Palestiniens qui n’ont pas fait partie de l’exode forcé de 1948-1949 : 160 000 au départ, ils seront 900 000 en 1994 et leur nombre s’élève aujourd’hui à 1,5 million, soit 20% de la population israélienne. Regroupés surtout autour de la Galilée et dans le nord d’Israël, une grande majorité d’entre eux est musulmane sunnite mais on compte également 15% de chrétiens et 10% de druzes[12]. Leur situation a toujours été délicate car ils ont constamment été victimes de politiques discriminatoires, les gouvernements successifs de l’Etat hébreu les considérant comme des citoyens à la loyauté douteuse.
Jusqu’en 1966 cette population vivait sous l’administration d’un gouvernement militaire qui les astreignait à de nombreuses restrictions : permis de déplacement, couvre-feu, assignations à résidence, exclusion du service militaire obligatoire et développement de la colonisation juive par le biais de confiscations de terres.
Mise à l’écart, exclue de certains secteurs professionnels, subissant un taux de chômage quatre fois supérieur à la moyenne nationale et taraudée par des questions d’identité dans un pays que la Loi fondamentale définit comme « Etat juif », la population arabe d’Israël a progressivement identifié sa lutte à celle de ses semblables vivants dans les Territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza. Le sentiment national palestinien s’est alors forgé et a même été favorisé par la répression de l’armée israélienne.
Ce fut notamment le cas, le 30 mars 1976 lorsque les Palestiniens d’Israël manifestèrent pacifiquement contre les confiscations de terres opérées par Israël. Une répression sanglante s’ensuivit, faisant 6 morts et des dizaines de blessés. Cet événement fondateur pour la conscience palestinienne des Arabes israéliens est depuis lors commémoré chaque année en Palestine et à travers le monde.
De plus, la situation de cette population n’a fait qu’empirer et notamment ces dernières années. L’un des épisodes les plus traumatisants pour cette minorité fut la répression féroce dont elle fut victime au début du mois d’octobre 2000. Choqués par la visite provocatrice du général Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, le 28 septembre 2000, et scandalisés par les nombreuses victimes palestiniennes tombées pendant les premiers jours de la Seconde Intifada (en trois jours, l’armée israélienne abat 30 personnes et fait 500 bléssés[13]), les Arabes israéliens sont alors descendus dans la rue en signe de solidarité avec leurs frères martyrs.
Une nouvelle fois, le bilan fut très lourd. En quelques jours, les forces anti-émeute et les unités de choc de la police israélienne tuèrent alors douze citoyens arabes israéliens et en blessèrent des dizaines d’autres. Et comme pour mieux exprimer la défiance des autorités israéliennes à l’égard de cette population suspecte, aucun responsable de la sécurité ni aucun policier ne fut inquiété par la justice israélienne sur cette affaire[14]. Depuis cette date, près de 30 palestiniens d’Israël ont encore été tués avec, au final, la même impunité pour les policiers israéliens.
Aujourd’hui, rarement la situation des Arabes israéliens n’a été si compromise. Les dernières élections israéliennes, où les partis arabes israéliens ont été interdits et qui ont vu la percée du parti xénophobe d’extrême-droite Israël Beitenou – dont la campagne s’est axée sur l’idée de « transférer » cette minorité, fait craindre le pire. Israël va ainsi être dirigé par le gouvernement le plus à droite qu’il n’ait jamais connu.
Alors que le racisme à leur égard n’a jamais été aussi grand[15] et que les accrochages et affrontements se multiplient avec les militants d’extrême-droite et les forces de sécurité[16], l’avenir semble très sombre pour cette population que d’aucuns n’osent plus désigner comme « citoyens israéliens ». Dans un registre alarmiste, l’historien israélien Benny Morris voit même dans cette population « un facteur de risque qui menace l’existence de l’Etat d’Israël »[17].
Cette lecture en miroir, même partielle, des deux situations permet donc de battre en brèche certaines idées reçues tout en réhabilitant des vérités trop souvent négligées. Et à l’heure où beaucoup accusent l’islam et les musulmans de judéophobie voire d’antisémitisme, ce bref rappel historique peut s’avérer salutaire. Ceux qui invoquent le dogme de la démocratie israélienne tout en oubliant la force de l’histoire trouveront là matière à réfléchir…
[1] Denis Menjot, Les Espagnes médiévales, 409-1474, Paris, éd. Hachette supérieur, 2001, pp. 33-34.
[2] E. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane. Tome 1. La conquête et l’émirat hispano-umaiyade, Paris, éd. Maisonneuve et Larousse, 1999, p. 6.
[3] Mercedes Garcia-Arenal, La Diaspora des Andalousiens, Aix-en-Provence : Edition Edisud, 2003, p. 33.
[4] Maria Rosa Menocal, L’Andalousie arabe. Une culture de la tolérance. VIIIe-XVe siècle, Paris, Edition Autrement, 2003, p. 75.
[5] Zakia Daoud, Gibraltar croisée de mondes. D’Hercule à Boabdil, Paris, Edition Séguier, 2002, p. 138.
[6] Ce statut les obligeait à payer un impôt spécial, en contrepartie l’Etat leur offrait la protection et la dispense de participer aux guerres et à la défense du pays.
[7] Robert Mantran (sous la direction de), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Edition Fayard, 2005, p. 135.
[8] Abraham Galante, Turcs et Juifs, Etude Historique, Politique, Istanbul, 1937.
[9] Ibidem.
[10] Cette réalité historique des juifs vivant en relative bonne intelligence avec les musulmans au cours de l’histoire est une donnée importante à saisir, notamment après l’affreuse offensive israélienne à Gaza de janvier 2009. Car même les dirigeants du Hamas, dont on accuse régulièrement la Charte d’avoir des relents judéophobes, ont constamment relevé cette tolérance à l’égard des juifs. Ainsi, Khaled Mechaal, chef du bureau politique du Hamas en exil, a déclaré : « Le monde arabo-musulman a toujours accueilli les juifs et leur a toujours permis de vivre en paix » précisant également que « le problème n’est pas qu’il y ait une entité appelée Israël, le problème est qu’il n’y ait pas d’Etat palestinien ». Cf. Côté palestinien, des leaders divisés, Le Monde, 8 janvier 2009. Sur le caractère spécieux des critiques formulées à l’égard du Hamas et de sa charte, voir également, Khaled Hroub, Le Hamas, Edition Démopolis, Paris, 2008 (préface de Dominique Vidal).
[11] Nous parlerons davantage dans cette partie de “minorité arabe“ et non de “minorité musulmane“. En effet, la minorité arabe d’Israël est composite même si elle est majoritairement composée de musulmans. D’ailleurs, l’Etat juif a souvent tenté de tirer profit de cette diversité confessionnelle en privilégiant une composante au détriment d’une autre (ainsi, seuls les Druzes sont contraints de faire leur service militaire).
[12] Alain Gresh, Dominique Vidal, Les 100 portes du Proche-Orient, Editions de l’Atelier, Paris, 1996, Réédition, 2004.
[13] Alain Gresh, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, Fayard, 2001, Réédition 2007.
[14] Le traumatisme persistant des Arabes israéliens, Le Monde diplomatique, Octobre 2005.
[15] Les Arabes israéliens sont confrontés à un racisme croissant, Le Monde, 12 décembre 2007.
[16] Israël : des manifestants s’opposent à une marche de l’extrême-droite à Oum el- fahm. Le Monde, 24 mars 2009. Des centaines d’Arabes israéliens avaient manifesté en signe de protestation contre une marche organisée par des militants d’extrême droite dans la ville (majoritairement arabe) d’Oum el-fahem. Les quelques dizaines de militants ultras israéliens étaient protégés par quelques 3000 policiers et les différents leaders de la minorité arabe se trouvaient parmi les manifestants. Parmi eux était présent le Cheikh Read Salah, chef du Mouvement islamique arabe israélien, qui avait été arrêté quelques jours auparavant par la police israélienne pour avoir organisé une conférence de presse dans la partie arabe de Jérusalem. Le Cheikh Raed Salah, ainsi que de nombreux responsables palestiniens dénoncent régulièrement les atteintes à la liberté de culte sur l’esplanade des Mosquées et les dangers de la judaïsation forcée de Jérusalem-Est. Voir notamment Comment Israël confisque Jéruslem-est, Le Monde diplomatique, Février 2007 et Le rapport confidentiel de l’Union européenne sur Jérusalem-Est dans lequel les pays européens accusent Israël de « poursuivre activement l’annexion illégale de Jérusalem-Est », cf. http://tempsreel.nouvelobs.com, René Backmann, 19 mars 2009.
[17] Israël a le sentiment que l’étau se resserre, Tribune de Benny Morris, Le Monde, 3 janvier 2009.
Source: www.oumma.com
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