Par Laurent Levy
On l’a entendu cent fois ces derniers jours, à l’occasion d’un fait divers sur lequel on pourrait bien être amené à revenir : la polygamie est interdite en France, et ceux qui s’y livrent doivent être sanctionnés.
Un homme né étranger, qui aurait acquis la nationalité française par le mariage, serait ainsi convaincu de polygamie, ce qui devrait conduire à le faire condamner pour cela ; « la Justice doit passer ! ». La monogamie, précise-t-on à l’occasion en tant que de besoin, est l’un des fondements de notre société, puisqu’elle garantit l’égalité des sexes. Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur cette question : mais si l’égalité des sexes était l’un des fondements de notre société, cela se saurait sans doute ; et à supposer qu’une telle égalité ait été récemment établie dans la plus grande discrétion, il faudrait croire que notre société était tout de même très récemment encore dépourvue de l’un au moins de ses fondements.
Que signifie, cela dit, cette formule : « la polygamie est interdite en France » ? La dernière fois qu’ont eu lieu dans ce pays les obsèques d’un ancien président de la République, il fut porté en terre par ses femmes et ses enfants. Mais, dira-t-on à juste titre, il n’était marié qu’avec l’une d’entre elles ! D’un point de vue juridique – le seul qui nous occupe ici pour l’instant – cet aspect des choses est en effet décisif. L’interdiction de la polygamie n’est pas celle d’avoir, voire d’entretenir, plusieurs maitresses – ou plusieurs amants. Elle est celle de convoler en justes noces lorsque l’on se trouve lié par « les liens du mariage ». Celle, autrement dit, de se marier lorsqu’on l’est déjà. Ce délit est assez rare, et sans doute même est il de nos jours quasi impossible à commettre. Pour célébrer un mariage, l’officier d’État civil se procure en effet un extrait de naissance des candidats à cette union, et vérifie qu’aucun mariage antérieur et toujours effectif ne s’y trouve retranscrit. Une fois le mariage célébré, il en effectue la retranscription, rendant quasi impossible un mariage ultérieur en l’absence de dissolution de celui-ci, que ce soit par annulation, par divorce ou par veuvage, sauf erreur, ou concours de circonstances particulièrement étonnant. Encore n’aurait-on affaire dans ce cas qu’à une « simple » bigamie : pour en arriver à la polygamie, il faudrait que ce concours de circonstances se renouvelle… ainsi, la polygamie, au sens strict du mot – celui que l’on est censé employer lorsque l’on évoque les « rigueurs de la loi », est-elle pratiquement impossible dans la France d’aujourd’hui. Le cas particulier des personnes qui sont légalement polygames dans un pays où ce statut existe est distinct ; mais il n’y a pas de « polygamie de droit français ».
Puisque l’on parle des rigueurs de la loi, en quoi consistent-elles ? La bigamie, et a fortiori la polygamie, entraine des conséquences civiles et pénales. La conséquence civile est la plus simple : tout mariage contracté par une personne déjà mariée est nul, d’une nullité absolue, et ne produit aucun effet. Le ou la bigame, en somme, reste désespérément et irrémédiablement légalement monogame : seul son premier mariage a une validité juridique. Et son éventuelle dissolution ne fait pas revivre le second mariage, rédhibitoirement privé de toute valeur. Cette conséquence civile n’est pas sans effet sur la conséquence pénale : ce qui constitue un délit, ce n’est pas le fait d’être lié par deux (ou plusieurs…) mariages, c’est seulement le fait de contracter un mariage alors que l’on est déjà marié. Autrement dit, il s’agit de ce que les juristes appellent un « délit instantané ». Comme tout délit, il se prescrit, le délai de droit commun de la prescription délictuelle étant de trois ans. Passé ce délai, le mariage conclu de façon illicite reste nul, mais le délit de bigamie ne peut plus être poursuivi pénalement : être bigame (ou polygame) n’est pas en soi un délit ; le délit consiste à le devenir.
Ces considérations juridiques seraient sans utilité pour évoquer l’actualité si la totalité des commentateurs – journalistes, personnalités politiques, parlementaires qui font les lois que nul n’est censé ignorer et sont ainsi censés les connaître mieux encore que le commun des mortels – n’avait évoqué cette « interdiction de la polygamie ».
Mais l’homme dont ils parlent est-il vraiment polygame au sens de la loi – c'est-à-dire au sens où la polygamie est en effet interdite ? Supposons qu’il considère en effet avoir plusieurs épouses : cela signifie-t-il qu’avec chacune d’elles il est passé devant Monsieur le Maire ? C’est cela en effet, et cela seulement, qui en ferait un polygame au sens juridique du terme. On peut sans doute gager que non. En l’absence d’information plus précise, on peut penser que les « mariages » dont il s’agit sont de simples « mariages religieux », c'est-à-dire des actes de la vie privée, dénués de toute portée au regard des règles légales, qui n’emportent en eux-mêmes aucun effet juridique – et ne peuvent donc, dans un état laïque, être illégaux. S’il a, comme on le dit, acquis sa nationalité française par le mariage, c’est assurément qu’il est – ou a été – légalement marié à une française, et que ce mariage a duré au moins le temps nécessaire à lui conférer, par déclaration, la nationalité française. Mais les autres femmes dont on dit qu’il les considèrerait comme ses « épouses », rien n’autorise à croire qu’il les ait effectivement « épousées » dans les règles de l’art traditionnel du mariage civil. Rien dès lors ne peut lui être reproché de ce chef d’un point de vue juridique : il se trouve, juridiquement, dans la situation d’un François Mitterrand, ou d’un Émile Zola, qui entretenaient de notoriété publique plus d’un ménage. S’en émeuve ou s’en scandalise qui voudra : le glaive de la loi n’aura rien à y voir.
Affaire à suivre : on y reparlera du mariage, des allocations familiales, et de « l’identité française ».
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