26 août 2011

Laylat al-Qadr : la Nuit du renouveau et de la renaissance selon Ali Shariati

« Nous l’avons certes, fait descendre durant la nuit d’Al-Qadr
Et qui te dira ce qu’est la nuit d’Al-Qadr ?
La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois
Les anges et l’Esprit descendent cette nuit sur permission de leur Seigneur,

[chargés] de tout ordre.
Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube ! »

(Coran, sourate al-Qadr)

Dans la Révélation coranique, la sourate Al-Qadr proclame la grandeur d’« une Nuit meilleure que mille mois ». Une Nuit durant laquelle les Anges déferlent sur la terre pour répandre, jusqu’au levé de l’aurore, la miséricorde divine. Il s’agit d’une Nuit qui jouit d’une importance considérable dans la conscience des fidèles musulmans. Une importance qui vient du fait qu’elle vaut, au près de Dieu (inda Allâh), plus de mille mois et parce qu’elle correspond aussi à la Nuit de la descente (inzâl) du Coran du « ciel le plus haut où se trouve son original (lawh mahfûdh), au ciel le plus bas (samâ’ dunyâ) pour être progressivement révélé […] au Prophète de Dieu » (1). Cette révélation graduelle (tanzîl, cf. Coran XVII, 106) s’effectua durant vingt-trois années, par l’intermédiaire d’al-rûh al-amîn (l’Esprit fidèle, i.e. l’Archange Gabriel).

Laylat al-Qadr est donc une nuit fondatrice pour la mission prophétique (al-nubuwwa) de Muhammad (sws). Une mission prophétique qui allait marquer de son empreinte l’Histoire (spirituelle, civilisationnelle, etc.) de l’humanité, ad vitam æternam. Cette dimension historique et grandiose de laylat al-Qadr se trouve signalée par d’autres versets coraniques, comme par exemple :

« Nous l’avons fait descendre en une nuit bénie. Nous sommes, en vérité, Celui qui averti » (Coran XLIV, 3)

« Le mois du ramadan au cours duquel le Coran a été descendu comme guide pour les gens, et preuves claires de la bonne direction et du discernement » (Coran II, 185).

La Tradition islamique, qui situe laylat al-Qadr parmi les nuits impaires de la « dernière décade » (2) du mois de ramadan (ramadhân), recommande aux fidèles de "l’accueillir" par une intensification des actes cultuels : des prières surérogatoires (nawâfil), des invocations de Dieu (adhkâr), des œuvres charitables (sadaqât), etc. Ibn Kathîr, le célèbre historien et exégète mort en 774/1373, justifiait et soutenait ces recommandations, à l’image d’autres exégètes, en se reportant directement au troisième verset de la sourate : « Agir en cette nuit vaut mieux que l’agir de mille mois. » (3).

Mais, comme l’écrivait Ali Shariati (m.1977), il ne faut évidemment pas prendre ces exégèses dans un sens comptable. Autrement dit, laylat al-Qadr n’est pas cette Nuit où il faut sortir sa calculette ou s’initier aux opérations mathématiques.

Laylat al-Qadr va au-delà même, selon Shariati, du rituel qui voit les Anges descendre puis remonter. Pour lui, le rituel de cette Nuit n’est pleinement bénéfique que s’il laisse une empreinte sur nos lendemains. En effet, Shariati considère que cette Nuit doit être pour chaque croyant le commencement d’une "nouvelle histoire". Plus concrètement, de même que laylat al-Qadr a été cette Nuit où commença la migration de la Parole divine (le Coran) vers l’humanité, « l’Éternité qui migre dans le temps » (comme aurait dit Jacques Berque), dans le but d’une régénération spirituelle, de même elle doit poser les fondations d’un lendemain nouveau pour le croyant en l’extirpant de l’hébétude du quotidien, en renouvelant son lien intime avec Dieu et en le conduisant sur les chantiers de l’Histoire : « l’histoire est la répétition de ces mois qui sont leur propre répétition de ces années vides et stériles, de ces siècles qui ne créent rien et ne soufflent aucun message. Le temps passe et ne fait que nous vieillir puis au bout d’une longue et silencieuse succession de nuits, parfois il en vient une qui crée l’histoire, qui engendre un homme nouveau. » (4).

Ce que Ali Shariati veut mettre en exergue, dans son interprétation de la sourate Al-Qadr, revient à dire que si la nuit d’al-Qadr n’enfantait pas cet homme nouveau, si elle ne posait pas les fondations d’une vie nouvelle, alors à quoi bon vivre une Nuit grandiose, merveilleuse, une « Nuit mieux que mille mois », une laylat mubâraka, pour continuer à vivre ses lendemains comme si de rien n’était, rester égal à soi-même, ne pas avoir d’aspirations supérieures ? Vivre laylat al-Qadr et s’endormir dans les jours futurs de sa vie. À quoi bon ? Pour notre auteur, si le croyant vivait les lendemains de cette Nuit comme ceux des nuits passées, alors il n’aurait pas saisi toute sa portée, toute son éminence : « les nuits passent mais la noirceur, l’obscurité et la terreur nocturne persistent toujours. Et la nuit du Qadr ? » (5).

Pour mieux comprendre où Shariati veut conduire le croyant, à travers sa lecture de cette sourate, il n’est peut-être pas inutile de se remémorer les combats qui étaient les siens à son époque. Pour ce faire, lisons-le : « Il y a mille et une preuves de la vérité de la voie que nous avons choisie, mille et un exemples de gens d’avant nous qui ont suivi ce chemin et par-là atteint leurs buts. Or, malgré tous ces signes et toutes ces preuves, les Musulmans n’ont pas conscience de leur retard. Ils n’éprouvent pas le moindre doute sur eux-mêmes. Ils ne se sentent pas engagés par ce qu’ils ont à faire pour se transformer eux-mêmes, pour voir leurs carences. Et voilà pourquoi les adorateurs de la vache ont surpassé les adorateurs de Dieu. » (6).

Notre auteur s’était engagé pour mener le combat, ô combien noble, contre l’inconscience, la déculturation des sociétés islamiques et pour le renouveau de la pensée musulmane. Il faut aussi noter sa lutte déterminée et constante contre le pouvoir corrompu du Shah.

Nous pouvons comprendre maintenant pourquoi Shariati insiste sur les lendemains de la Nuit d’al-Qadr. Une Nuit à laquelle doit succéder des matins de questionnements : pour voir ses « carences », ses démissions, ses insuffisances, pour retrouver la vérité de la voie choisie (l’islam), pour redevenir ou rester cet adorateur conscient de Dieu, pour penser son histoire (les « mille et une preuves »). Cette Nuit est ainsi centrale pour notre auteur. Et cela parce que, comme évoqué ci-dessus, elle fut fondatrice pour le Message islamique, et par conséquent elle est, ou plus exactement elle devrait être selon Shariati, primordiale et édifiante dans la vie du musulman. Devenir une Nuit subversive à l’image de l’irruption du Message coranique en Arabie, au VIIe siècle : « au rebours de tout symbolisme d’évasion, [laylat al-Qadr] vient interrompre la monotonie du temps industriel et de la durée cyclique, ainsi renvoyés dos à dos, pour inaugurer de nouvelles phases de la créativité humaine » (7).

Et Shariati considérait que les sociétés musulmanes étaient en manque évident de cette créativité, assoiffées qu’elles étaient par des « carences » endogènes qu’il fallait combattre. Laylat al-Qadr permet justement, selon Shariati, de mener cette lutte pour sortir de la somnolence culturelle et spirituelle, pour soulager cette soif de créativité, pour donner sens à la descente des Anges : « Cette nuit où il pleut sur le désert sec et brûlé, dans le cœur de chaque graine, sur le corps d’un buisson desséché ou d’un arbre brûlé et dans l’âme assoiffée d’une prairie, chaque goutte de pluie est un ange qui descend pour annoncer des pousses et la fraîcheur d’un jardin fleuri. Quelle vile ignorance d’être dans cette nuit de Qadr et sous cette pluie sans sentir le contact des gouttes sur le corps à même la peau, sur le front, sur les lèvres et les yeux et de rester, de vivre et de mourir sec et poussiéreux ! » (8).

Shariati revient ici à cette question de savoir à quoi servirait de célébrer la Nuit d’al-Qadr et de "mourir" le lendemain dans la stagnation, dans l’inconscience ? D’être, ou de devenir, un mort chez les vivants ? Si tels étaient les lendemains de laylat al-Qadr, alors Shariati invite le croyant à relire la sourate, à la lire sans oublier que la tournure mélodieuse et délicieuse des sourates ne doit pas cacher à l’esprit la spiritualité exigeante et consciente vers laquelle elles tendent constamment. Et c’est en effet le cas de la sourate qui nous occupe ici, puisque cette dernière est lourde de sens spirituelle et de conscience eschatologique. Cette dimension essentielle des sourates coraniques est affirmée par le Coran lui-même :

« Nous allons te révéler des paroles lourdes [qawlan thaqîlan] » (Coran LXXIII, 5)

Ainsi pour Shariati, laylat al-Qadr est cette Nuit qui doit permettre au croyant de renouveler sa détermination sur la voie de Dieu, de se transfigurer en s’abreuvant à cette pluie purifiante que représentent les Anges et de se laisser arraisonner par eux : « Chacun de nous est une histoire. La vie de chaque homme est sa propre histoire. Dans cette courte histoire individuelle où les mois, tous semblables, passent dans le froid et dans le non-sens, il y a parfois une nuit de Qadr. Alors de toutes parts dans l’univers existentiel de l’homme il pleut des anges. Et "cette âme-là", l’âme sacrée, ruh al-quds, Gabriel, le messager de Dieu descend sur l’homme pour le sortir de son isolement, de ses rituels de pensée et de piété, de sa tranquillité dans la tour de l’individualisme et pour lui confier une mission. Le message de Gabriel engendre [comme pour Muhammad (sws)] confrontations, luttes, souffrances, efforts, émigrations, hijra, jihâd et don de soi, isâr. » (9).

Nous pouvons voir ainsi l’aspiration (l’appétit) qui devrait être, selon notre auteur, celle de ceux qui vivent cette Nuit grandiose. Tout le but de Shariati est de montrer qu’il existe "un au-delà" de laylat al-Qadr, qui se situe aux confins de sa dimension rituelle, et qui devrait illuminer les "matins futurs" du croyant. Par conséquent, laylat al-Qadr ne serait plus réduit ou à réduire à l’effort intense, intime et méritoire d’une Nuit, mais devrait s’étendre, aussi, à l’action et à la tension des jours à-venir. Chez Shariati, laylat al-Qadr apparaît donc comme la Nuit de la rupture décisoire avec l’insouciance, la futilité. Une Nuit durant laquelle il faut déchirer ses affiliations à la torpeur spirituelle, pour s’engager entièrement dans cette « mission » confiée par Gabriel. C’est en cela qu’elle est Nuit du renouveau (renouvellement du lien intime avec Dieu) et de la renaissance (conscience historique et quête d’une nouvelle histoire fondatrice pour soi et pour ses semblables). Nuit de la Paix – et du Mystère. Une Paix qui conscientise, responsabilise et dévoile le chemin du rapprochement (nécessaire et exigeant) avec Dieu (al-Salâm).

« Salut à cette nuit, nuit de Qadr, nuit plus précieuse que mille mois, mille ans et mille siècles. Salâm, salâm, salâm... jusqu’à ce que le soleil déchire soudain le cœur de ce pays pierreux, jusqu’à ce que la rose rouge de l’aurore s’ouvre sur les lèvres glacées de l’horizon, jusqu’à ce que la rivière du soleil coule sur la sombre terre ainsi que dans notre conscience corrompue, à cette nuit, salâm jusqu’au matin. » (10)."


Notes :

(1) Voir Si Hamza, Le Coran : Traduction et commentaire, tome 5, Alger, Editions ENAG, 1994, p.431.

(2) Si Hamza, Idem. Disons ici que plusieurs exégètes ou traditions attribuées au Prophète (sws) militent pour la nuit du vingt-sixième au vingt-septième jour du mois de ramadan.

(3) Ibn Kathîr, L’exégèse du Coran, vol.4, Beyrouth, Dar al-Kotob al-Ilmiyah, 2006, p.1573.

(4) Ali Shariati, Histoire et destinée, Trad. du Persan par F. Hamèd et N. Y. D’HELLENCOURT. Paris : Sindbad, 1982, p.27.

Sur cet auteur, voir sur oumma l’article « La théologie de la libération de Ali Shariati », à l’adresse : http://oumma.com/La-theologie-de-la-liberation-de,2105

(5) Ali Shariati, Idem.

(6) Ali Shariati cité par J. Berque dans son livre : L’Islam au temps du monde. Paris : Éditions Sindbad, 1984, p.187-188. Un ouvrage à consulter pour prendre connaissance du témoignage direct de J. Berque sur A. Shariati. En effet, Shariati a suivi, durant ses études à Paris, quelques cours de J. Berque à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

(7) J. Berque, Op. cit., p.188.

(8) Ali Shariati, Op. cit., p.27.

(9) Ali Shariati, Op. cit., p.27-28

(10) Ali Shariati, Op. cit., p.28.


Source : www.oumma.com

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