5 avr. 2011

Le débat de l'islam et l'état de droit

Par Abdel Hakim Chergui

A l’heure où se multiplient les réactions concernant l’opportunité d’un « débat sur l’islam » (on nous excusera de ne pas céder à l’hypocrisie des mots et de conserver l’intitulé dans sa version originale), les récentes déclarations du secrétaire général de l’UMP ou celles, dans la même lignée, de différents membres du Gouvernement nous forcent à nous joindre au concert des critiques.

Cela étant, et puisque l’heure l’exige, parce que nous sommes des citoyens qui ne s’en cachent pas, et parce que nous sommes aussi des musulmans qui ne se cachent plus, nous essaierons tout de même de nous en distinguer en opposant, aux saillies politiciennes qui n’ont d’autres préoccupations que leur propre intérêt, les arguments du droit et de la justice, qui, eux, servent à tous.

Faudra-t-il à l’envi le répéter ? La laïcité, et à travers elle tout notre système de protection des droits et libertés fondamentaux, obéit à un équilibre, à la fois subtil et fragile, qui fonde sa raison d’être sur la conciliation d’intérêts contraires. En cela réside son exceptionnelle longévité. En cela se nourrit la paix civile qu’elle a eue pour mérite, depuis son origine, d’apporter et de préserver.

Plusieurs points ont été évoqués dans les média. Et tous appellent une réponse adaptée. A travers cette série d’articles, nous nous proposons de sortir des ressorts émotifs auxquels font sciemment appel les responsables de ce « débat » et de rétorquer par des arguments rationnels et, espérons-le, probants.

Entrons en matière. Et commençons.

Sur l’obligation d’user du français…

On nous dit : « Par définition, pour bâtir un islam de France, le français doit être la langue employée dans les mosquées. » (Thierry Mariani, Secrétaire d’Etat aux transports, in Le Figaro, 23/02/2011). On nous rapporte également qu’il serait envisageable pour Jean-François Copé (secrétaire général de l’UMP) : « d’interdire les prêches en arabe ». En définitive, l’idée exprimée ici est somme toute assez simple. La philosophie qu’elle nous propose est au commencement de l’arbitraire et de la tyrannie, tout au bout du populisme. Il s’agit d’imposer une langue pour mieux en contrôler les mots, mieux en dominer les discours et finalement, mieux en asservir les idées. En d’autres lieux et en d’autres temps, nous aurions appelé cela une police du langage et de la pensée…

Interdire aux musulmans d’user de la langue arabe au sein des mosquées pose, au regard du droit, et a minima, trois sortes de difficultés.

Une rapide lecture de nos textes fondateurs nous éclaire quant à la première. « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société » nous apprend l’article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. En d’autres termes, écarter l’utilisation d’une langue revient à la disqualifier. User de la loi pour ce faire, c’est dire de la langue arabe qu’elle est « nuisible à la Société ». On le comprendra volontiers, outre que cette démarche jette l’opprobre sur une langue, une culture et une civilisation millénaires et que les relents d’un racisme à peine avoué sont trop puissants pour ne pas être perçus : connaît-on une seule démocratie moderne qui, autrement que pour sa langue officielle, s’y serait risqué ?

Quel autre sens accorder à cette idée lorsque l’on sait que l’arabe (dialectal ou littéraire) est officiellement reconnue comme une « langue de France » par la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF ; service rattaché au ministère de la Culture ayant pour mission d’animer la politique linguistique de la France) et qu’au surplus la Constitution elle-même voit dans le pluralisme des langues un enrichissement national : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » (Art. 75-1) ?

Plus précisément encore, nous retiendrons que les Sages ont rappelé que les pouvoirs de l’Etat sont circonscrits de telle manière qu’ils ne lui permettent pas de s’immiscer dans la vie privée des individus et, pour ce qui nous concerne, de règlementer leur manière de parler : « Considérant par ailleurs que le législateur ne pouvait de même sans méconnaître l’article 11 précité de la Déclaration de 1789 imposer à des personnes privées, hors l’exercice d’une mission de service public, l’obligation d’user, sous peine de sanctions, de certains mots ou expressions définis par voie réglementaire sous forme d’une terminologie officielle ; » (Considérant n°10, Conseil Constitutionnel, 29 juillet 1994, n°94-345DC, Loi relative à l’emploi de la langue française).

La deuxième difficulté tient au caractère hautement discriminatoire de l’interdiction qui nous est promise. En effet, il n’est pas proposé aux débatteurs d’imposer le français à tous les rites religieux se déroulant sur le territoire de la République ni d’étendre cette mesure de rejet à toutes les autres langues. Ainsi ne sont pas en cause les langues latine, grecque, anglaise ou arménienne dans lesquelles se déroulent quotidiennement d’autres liturgies. A l’évidence, seuls la langue arabe et le rite musulman posent problème. Ce qui, pour tout esprit épris de logique, laisse une interrogation ouverte : quid de l’usage de la langue arabe dans les autres cérémonies religieuses ? Qu’en sera-t-il, par exemple, de ces messes dirigées conformément au rite de l’Eglise d’Orient. Faudra-t-il l’empêcher parce qu’arabe ? Ou le tolérer, parce que non lié à l’islam ? En tout état de cause, la problématique discriminatoire du débat sur l’islam est flagrante : « Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune, notamment […] de langue […] ». (Art. 2 §1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, entré en vigueur en France le 4 février 1981).

C’est enfin à la laïcité que nous devons notre troisième salve de critiques. Comme on le sait, la loi de 1905 pose le principe de la séparation des Eglises et de l’Etat, cantonnant l’action de ce dernier à la protection de la liberté des individus à pratiquer ou à ne pas pratiquer, seul ou collectivement, le culte de leur choix. Par principe, il est donc fait interdiction à l’Etat de s’ingérer dans l’organisation d’un culte. Organisation qui, au demeurant, ne peut être décidée, et assumée, que par les croyants eux-mêmes. C’est en vertu de ce même principe de laïcité qu’il lui est proscrit de succomber à la tentation d’administrer la manière dont les fidèles d’une religion entendent se conformer aux lois divines. Là encore, n’en déplaise à certains, la Religion (qu’elle soit loi, mystique, spiritualité ou le tout combiné) n’appartient qu’à celles et ceux qui y croient, et cela selon l’unique acception qu’eux seuls peuvent en donner. A cet égard, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui définit et promeut la liberté religieuse semble ici particulièrement opportun.

C’est en effet sur son fondement que la Bulgarie fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme après s’être risquée à décider de l’organisation de la communauté musulmane bulgare : « le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci. Des mesures de l’Etat favorisant un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique constitueraient également une atteinte à la liberté de religion. » (Affaire Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, requête no 30985/96, 26 octobre 2000).

Tout le monde comprendra qu’au vu de ce qui précède, et cela quel que soit l’angle d’approche, la proposition d’interdire l’arabe dans les mosquées constitue une atteinte formelle aux normes les plus fondamentales de notre Etat de droit. En soi, elle ne peut pas être débattue. N’ayant pas plus de sens que d’imaginer être obligé d’user d’une version revisitée du Coran validée en Conseil des Ministres, elle n’est ni discutable ni à discuter. Qu’on veuille l’entendre ou non, elle est une violation de la laïcité, une transgression des engagements internationaux de la France et un manquement aux lois de la République. S’y engager ? C’est alors faire le choix de s’inscrire dans une logique liberticide qui ne peut pas trouver d’autre aboutissement que la négation de ce qui fonde l’Etat de droit. Pourquoi alors y consentir ? Par quelle aliénation accepterait-on de faire d’un « débat », qui en temps normal est l’outil privilégié du pluralisme, l’instrument du jeu le plus antidémocratique qui soit ? On nous pardonnera cette hypothèse : et si lancer sur la place publique l’idée inconcevable de l’imposition du français dans les mosquées était le moyen justement… de ne pas débattre ?

Source : www.uoif-ramf.fr/


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