8 janv. 2010

De la Loi et des Valeurs : Débattre de « Burqa » et de l’identité nationale

Par Tariq Ramadan

Les interminables débats sur les valeurs et les lois peuvent être intéressants mais ils ne permettent pas de résoudre les vrais problèmes de la vie et du quotidien. Les philosophies théoriques – et idéalistes – peuvent devenir, derrière les bonnes intentions, de véritables manœuvres de diversion. On évite le cœur des questions, on évite les pratiques et la vie réelle. Il faut donc promouvoir une « philosophie de la vie quotidienne », une philosophie appliquée qui évalue ce qui est dans la loi autant que dans ses interprétations et les projections psychologiques et symboliques. Une philosophie du « nous, en activité ». Le tableau est moins édifiant, les couleurs plus ternes et les contradictions et les incohérences innombrables. Nelson Mandela avait à juste titre relevé un jour que la qualité d’une démocratie se mesurait à sa façon de traiter « ses minorités ». Il plaçait immédiatement le débat sur le plan pratique, politique, concret et quotidien. Le concept de minorité peut être ici à la fois légal et psychologique : ce sont le plus souvent ceux que l’on considère légalement, psychologiquement ou même symboliquement, comme ne faisant pas partie de la société originelle, de sa culture, de sa « psyché collective » et à qui on donne, dans tous ces cas, formels ou informels, le statut de « minorité ». Ce peut être aussi une communauté culturelle que reconnaît la loi et dont le nombre restreint en fait effectivement une minorité.


Encore faut-il faire attention, comme nous le rappellent les sociologues, de Weber à Bourdieu, à ne pas oublier les anciennes catégories économiques et sociales qui restent déterminantes quant au traitement des individus dans les sociétés modernes et traditionnelles. Les discriminations et les injustices restent d’abord, et surtout, une affaire de « classes sociales » même si les discours tentent aujourd’hui de « culturaliser » les débats ou d’en faire des questions religieuses (de les « religioniser » selon la formule anglaise). L’exclusion sociale, le chômage et la marginalisation des plus pauvres, et des femmes, restent les principaux maux dans les sociétés contemporaines : le phénomène n’est bien sûr pas nouveau mais notre façon d’aborder ces questions transforme ces relations de pouvoirs socio-économiques et politiques en un soi-disant « nouveau » problème de différenciation culturelle ou « civilisationnelle ». Le plus troublant c’est que des chômeurs et des pauvres adhèrent à cette nouvelle lecture des problèmes sociaux et qu’ils sont tentés, au lieu de mettre en avant le destin commun de l’exploitation et la misère, d’invoquer le différentiel culturel et religieux qui distingue leur marginalisation sociale de celle des autres. La psychologie et les représentations (sociales et médiatiques) ont un pouvoir à nul autre pareil quant à diviser les rangs de la possible résistance. Les facteurs religieux et culturels peuvent se greffer sur les réalités socio-économiques mais elles ne s’y substituent jamais complètement : ce sont des phénomènes aggravants au sens où la discrimination culturelle et religieuse va souvent s’ajouter à l’exclusion sociale et la complexifier. Les théories économiques, politiques et sociologiques qui tentent d’expliquer les mécanismes de l’exclusion restent les premières grilles objectives d’analyse : il s’agit encore de rapports de domination tout à fait classiques.


C’est armé de ces instruments qu’il convient de s’engager dans l’étude des nouveaux phénomènes de discriminations par le culturel et le religieux : ainsi, aujourd’hui, être pauvre, « africain, arabe ou asiatique » (ou perçu comme tel) et « musulman » (ou perçu comme tel), c’est accumuler les tares. Dans le quotidien, cela veut dire faire face au racisme spontané et /ou structurel : mauvais traitement, blocage au seuil des emplois ou au cours de l’ascension sociale (à partir d’un certain niveau, on considère que le/la représentant(e) de la diversité culturelle a naturellement atteint son seuil de compétence). Les textes de lois disent pourtant le contraire mais les pratiques sont liées, nous l’avons dit, aux représentations, aux projections et aux peurs : le racisme structurel et les discriminations institutionnelles s’installent insidieusement et provoquent à long terme un double phénomène très négatif. Le premier opère chez les victimes – car elles sont réellement victimes de discriminations et d’injustices au quotidien – qui développent une « mentalité de victimes », une attitude victimaire, tout à fait négative. Tout serait ainsi expliqué et justifié par le racisme et non par le manque de compétences ou la non-connaissance des institutions et des codes. Le second s’installe dans les esprits de « la majorité symbolique » pour qui la différence d’origine finit par justifier la différence de traitement : on assiste à une normalisation, à très grande échelle, de la stigmatisation de l’autre, un racisme de masse qui nous rappelle les heures les plus sombres de l’Histoire.


Des femmes et des hommes ont beau avoir accédé aux quatre « l » (respect de la loi, maîtrise de la langue, loyauté critique et sens de la liberté) qui devraient en faire des citoyens reconnus, ils doivent encore et toujours se justifier et prouver qu’ils ne sont pas dangereux et qu’ils sont un atout pour la société. Les citoyens « d’origine immigrée », aux apparences d’Arabes, d’Africains et d’Asiatiques ne font pas face à ces problèmes quand ils sont fortunés, jouent de la musique ou pratiquent un sport à haut niveau. L’application de la loi et les représentations collectives les accueillent alors de façon bien différente : « ils sont des nôtres », ils nous représentent quand leur musique nous plaît et que leurs talents peuvent « nous » faire gagner des compétitions sportives. Nous sommes dans l’ordre du psychologique et des représentations et ce n’est finalement pas si surprenant que cela à l’ère de la communication globale, de la suprématie des medias et des migrations perpétuelles. Il faut désormais s’habituer à l’idée que les valeurs et les lois ne nous protègent de rien si on ne travaille pas sur l’éducation, la critique de l’information et la maîtrise des représentations. Les moyens de persuasion massive sont d’une telle puissance que tout est possible : les peuples et les foules, même les plus éduqués, sont de plus en plus vulnérables et sont les objets potentiels des campagnes populistes les plus détestables et des manipulations médiatiques les plus dangereuses. Rien n’est acquis et soixante ans après la ratification de la Déclaration des droits de l’homme, on s’aperçoit que tout est possible : les « règles du jeu » ont changé avait dit un jour l’ex-Premier Ministre Tony Blair. Et pour cause ! Les surveillances, la perte de notre droit à la vie privée, des extraditions sommaires, des camps de tortures « civilisés » à travers le monde, des espaces de non droit désormais légitimés, etc. La normalisation de la violence semble nous avoir atrophiés et les traitements inhumains qui nous entourent nous laissent de plus en plus insensibles : nous avons souvent, il est vrai, perdu la capacité de nous émerveiller des choses de la vie, par pessimisme ou par lassitude, mais force est de constater que nous avons également dangereusement perdu notre capacité à l’indignation et à la révolte. Nos représentations s’uniformisent à mesure que nos intelligences et nos sensibilités s’atrophient. Les plus belles lois pourront encore nous illusionner mais elles n’auront aucune efficacité en terme de protection ou de promotion du respect de la dignité humaine si nos consciences ne les investissent pas de substance, de sens et d’humanité.


« Nous » ?


Une approche holistique de ces réalités requiert que nous redécouvrions respectivement, ensemble, et dans la pratique, des valeurs et des principes fondateurs. L’éducation, la vie quotidienne, l’interaction avec nos semblables de différentes origines, cultures et religions, sont les moyens par lesquels nous appréhendons concrètement notre commune humanité et comprenons qu’elle est, par essence, constituée par la diversité et une myriade d’identités et de traditions. Nos semblables agissent comme des miroirs et nous permettent de réaliser que nous avons nous-mêmes de multiples identités et que nous ne sommes pas réductibles à une origine, à une religion, à une couleur ou à une nationalité. Cette éducation et ces relations forgent un savoir et façonnent une psychologie. Il faut du temps, de la patience et de l’engagement : faire évoluer les mentalités et transformer les perceptions et les représentations nécessite un travail permanent d’accompagnement au niveau local et national. Il faut donner corps à « une philosophie du pluralisme » par l’engagement pratique, dans des projets portés par des acteurs représentant une diversité de cultures et de religions mais habités par le souci partagé de relever des défis communs. On crée ainsi une psyché collective, une sensibilité commune, un sentiment mutuel d’appartenance.


Les choses ne se passent pas au niveau de la loi mais déjà bien en-deçà. Comment et pourquoi, à un moment particulier de l’histoire ou de l’existence, un groupe est capable de dire « nous » en permettant à ses membres de s’y sentir bien, reconnus, chez eux. Un groupe, une société… qu’une législation régule et organise et qu’une sensibilité commune cimente et unifie. Il n’est pas alors question de connaître la limite formelle de nos droits mais d’entrer en contact avec la sensibilité de l’autre, ses valeurs, ses doutes et sa quête. On rencontre des trajectoires nouvelles et les efforts qu’autrui fait pour s’appartenir, pour atteindre son équilibre, sa paix. On accède à l’empathie, dont nous avons déjà parlé, et l’on devient capable d’identifier les espaces sacrés de cet « autre » qui est notre voisin : l’importance de ses valeurs, de ses amours, de ses convictions et même la géographie de sa psychologie et de sa sensibilité. Nous avons tous, comme le relevait Mircea Eliade, et jusqu’aux plus modernes, notre carte personnelle d’espaces et d’éléments profanes et sacrés : nous formons une société quand nous devenons à même, à deux, à trois, à des centaines de milliers ou à des millions, de déchiffrer mutuellement les grands axes de nos itinéraires respectifs et que nous les respectons parce que nous en comprenons le sens général.


La loi est nécessaire, nous l’avons maintes fois répété. Néanmoins, former une société suppose que nous dépassions le législatif pour accéder à l’ordre de la civilité. Ici, il n’est pas question d’utiliser la loi pour savoir jusqu’à quelle limite je vais pouvoir user de mes droits pour m’imposer ou agresser l’autre qui me gêne (ou dont je me méfie), mais au contraire il importe de se préoccuper de la convivialité, selon l’expression bienvenue et les aspirations du penseur de l’écologie politique Ivan Illich. Nous l’avions dit, il est des choses qui sont légales mais que la dignité et la décence nous invitent à éviter. Il s’agit effectivement de savoir user de ses droits, mais ici il importe d’y ajouter le sens de la communauté humaine, la préoccupation de l’autre, la sensibilité partagée et l’affectif commun. Il s’agit d’éthique et d’humanisme en amont – et en-deçà – de la loi. Illich s’opposait à l’école, cette « nouvelle Eglise », qui promettait « le salut » à la lumière d’un ordre économique qui orientait les savoirs et façonnait les comportements vers la compétition et le rendement. En s’inspirant des paraboles bibliques, il avait repris l’adage : « La corruption du meilleur devient le pire » et s’était efforcé de réfléchir à l’avenir de nos sociétés modernes : nos désirs de vitesse, de gain, de réussite sociale de même que nos craintes de l’autre, de la différence, de l’insécurité nous mènent effectivement à transformer le meilleur en pire. Nos états de droit deviennent des forteresses à l’intérieur desquelles nous protégeons nos intérêts et beaucoup de nos égoïsmes ; nos droits, dont au premier chef la liberté d’expression, deviennent des instruments servant à marquer des territoires et à provoquer inutilement l’ire et les réactions de ceux dont on se méfie ou dont tout simplement on n’aime ni la présence ni les croyances. Nos démocraties utilisent la persuasion et la manipulation « légales » de masse pour justifier – avec ou sans l’accord de la masse – les nouvelles guerres de civilisations, destinées à civiliser et à démocratiser. Ces perversions entretiennent les peurs et les méfiances et empêchent localement et internationalement d’accéder à la convivialité qui nourrit chez les individus un sentiment d’appartenance. Nous nous sommes internationalement et globalement transformés en producteurs de ghettos. Nos appartenances se recroquevillent, notre humanisme devient tribal et tripal et notre universalisme est bien étriqué.


Il faut réapprendre à dire « Nous » ! Comme je peux dire « je » en m’appartenant, il faut pouvoir dire « nous » en reconnaissant notre commune appartenance. D’aucuns aimeraient que les hommes s’assoient autour d’une table et dialoguent sur la meilleure façon de dire « nous » et de « nous » respecter mutuellement. Il se pourrait pourtant que la méthode soit elle-même ce qui empêche le résultat d’advenir. Il en est de même avec le concept d’intégration : le meilleur moyen d’empêcher « l’intégration » de se réaliser est de continuer à en débattre obsessionnellement. Le sentiment d’appartenance ne se décrète jamais dans les salles de réunion mais il naît dans le quotidien commun, dans les rues, à l’école, face aux défis communs. Faire des théories et des débats sur « le sentiment d’appartenance » c’est le rendre proprement impossible : il s’agit d’un sentiment, on y accède en le vivant, en l’expérimentant. La loi commune nous protège mais ce sont les causes communes qui nous permettent de nous respecter et de nous aimer (en agissant ensemble « pour » une cause et non pas seulement « contre » une menace). S’engager ensemble pour le respect de la dignité humaine et la sauvegarde de la planète ou encore dans la lutte contre la pauvreté, les discriminations, tous les types de racisme, pour la promotion des arts, des sciences, des sports et de la culture dans la responsabilisation et la créativité ; c’est, disions-nous, le meilleur moyen de développer une convivialité réelle, vécue, effective. Dans la confiance, on cesse d’agresser inutilement son voisin pour le tester et l’on sait par ailleurs prendre une distance intellectuelle critique vis-à-vis de l’humour ou des provocations de son voisin. On se constitue en sujet, en « Je », quand on a découvert le sens de son projet personnel ; on se constitue en « Nous », en communauté ou en société, quand on a déterminé un projet collectif commun. Ce n’est pas le dialogue entre les sujets humains qui le plus souvent change leur perspective sur l’autre mais la conscience qu’ils sont sur le même sentier, la même route, avec les mêmes aspirations (ce dont leur interminable dialogue parfois les divertit). Quand la conscience a admis et reconnu la communauté des cheminements, elle a déjà entrouvert une porte du cœur : on a toujours un peu d’amour pour ceux qui partagent nos espérances. « Nous » est au bord des chemins qui mènent aux mêmes fins.

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