Le Point annonce la couleur, cette semaine, en couverture: le newsmag va nous dire «Ce qu’on n’ose pas dire». Au coeur du dossier «Tabous et clichés», l’hebdomadaire de Franz-Olivier Giesbert propose une double-page sur la polygamie, titrée «Un mari, trois épouses», cosignée par trois journalistes, Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens.
«Témoignage: rencontre à Montfermeil avec des familles polygames», annonce le sous-titre. En fait de familles polygames, il y a surtout une dénommée Bintou, Malienne de 32 ans, troisième femme d’un «Malien d’une soixantaine d’années», dit l’article.
Bintou est «une jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux». Elle parle «un français approximatif», raconte qu’elle a «l’impression d’être prisonnière»: «Je peux pas partir, j’ai pas de travail, pas de maison, pas de famille.». En plus, son fils aîné, Samba, «à l’école ça va pas, et maintenant il fait des bêtises. Des fois il veut me donner de l’argent, je sais que ça a été volé.» La police est même venue à l’appartement, «parce qu’il s’était battu avec un autre enfant qui l’accusait de vol». «Le père, une fois encore, n’était pas là», se désole l’article
Qui pose enfin LA question: «Samba est-il en train de mal tourner parce qu’il vit dans une famille polygame?» S’ensuit un long développement sur le lien entre enfants de polygames et délinquance, avec citations de policiers et d’associatifs.
Sauf que. Sauf que Bintou n’est pas maman, sauf que Bintou n’a pas de fils dénommé Samba, qu’elle n’est ni polygame, ni scarifiée, ni même une femme, et surtout, qu’aucun des trois journalistes ne l’a jamais rencontré(e).
Fixeur
Bintou s’appelle en fait Abdel Eliot. Ce jeune associatif de Clichy-sous-Bois, est devenu fixeur pour les journalistes depuis les émeutes de 2005. «Il y a une semaine, un journaliste du Point m’a contacté, il voulait trouver une famille polygame», raconte-t-il.
Lassé de tous les clichés sur la banlieue véhiculés par les journalistes, le jeune homme a «voulu tester la fiabilité de ce média et les méthodes de travail de ses journalistes».
Au lieu d’une rencontre, l’entretien se fait au téléphone. Abdel prend une voix de femme, et se filme pendant la demi-heure d’interview, «pour authentifier [s]a démarche», en faire une preuve. Il en rigole encore.
Piégé, le journalistes Jean-Michel Décugis, par ailleurs auteur du livre Paroles de banlieues, ne se rend compte de rien. «Mais surtout, il n’a fait aucune vérification!», déplore Abdel.
Jean-Michel Décugis, malgré de multiples relances, n’a pas encore répondu à nos questions. En revanche, le site du Point vient de mettre en ligne un papier d’explication: «Comment nous nous sommes fait piéger». L’hebdo s’estime «victime d’un coup monté» par un fixeur qui «voulait visiblement régler ses comptes avec les médias.» L’article explique comment, après avoir «refusé», en premier lieu, de faire une interview par téléphone, le journaliste avait été contraint, «faute de mieux», de l’accepter.
«À aucun moment nous n’avons décelé un quelconque piège. D’autant que Sonia Imloul [auteure d’un rapport sur la polygamie en 2009 pour l’institut Montaigne, assez présente médiatiquement] s’était portée garante de son contact», assure l’article.
S’il a manqué de flair, le journaliste, en tout cas, n’a pas manqué d’imagination, notamment dans la description physique qu’il livre de la femme imaginaire. Abdel n’a pas à rougir non plus sur ce terrain: il a tout inventé, alignant clichés sur clichés, rentrant parfaitement dans les attentes et l’angle du journaliste - prénoms, situation et histoire familiales, délinquance…
Selon un proche d’Abdel, ce dernier «est un vrai comique!». Le site internet du Point annonce qu’il va «se fait un devoir d’enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu’elle sert.» Mais pour ce même proche du jeune homme, la démarche d’Abdel, «c’est pas une magouille, c’est pas piéger pour piéger. C’est une initiative d’un jeune de banlieue qui veut faire passer un message politique.»
Source: www.liberation.fr
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