6 août 2010

Face à l’islam, les Européens dérapent

Carolin Emcke

La France vient d’annoncer son intention de bannir le voile intégral de l’espace public. Beaucoup d’autres pays européens sont tentés de lui emboîter le pas. Alors que le malaise s’accroît à l’égard des musulmans, des intellectuels en appellent à la raison.

Le comique afro-américain Bert Williams [1874-1922] a un jour eu cette phrase : “Ce n’est pas une honte d’être noir. Mais c’est un handicap énorme.” De nos jours, on pourrait dire : “Ce n’est pas une honte d’être musulman en Europe, mais c’est un handicap énorme.”

On dirait que le mot musulman n’existe plus au singulier. En tant qu’individus, les musulmans sont devenus invisibles ; leur adhésion au club de football local ou leur travail d’infirmier semble moins important que leur origine bosniaque ou afghane. Aujourd’hui, les musulmans ne sont pas des enseignants ou des mécaniciens, des fans de Neil Young ou de Mounir Bashir, ils ne sont pas croyants ou homosexuels, athées ou ouvriers chez Opel. Non qu’il n’y en ait pas, mais ils ne sont pas perçus ainsi.

Chaque musulman pris isolément est tenu pour responsable du contenu de sourates auxquelles il ne croit pas, de dogmes orthodoxes qu’il ne connaît pas, d’exactions de terroristes qu’il rejette, de la brutalité de régimes qu’il a lui-même fuis. Les musulmans sont obligés de se démarquer explicitement d’Ahmadinejad en Iran, des talibans en Afghanistan, des attentats suicides et des crimes d’honneur. Et pourtant, cette prise de distance, personne n’y croit, parce que tout est mis sur le même plan : l’islam et l’islamisme, la foi et la folie, la religiosité et l’intolérance, l’individuel et le collectif. A titre de comparaison, considérons un instant cet exemple : ces derniers temps, on débat des abus sexuels dans les écoles catholiques et de la responsabilité des structures qui ont pu permettre ces abus. Mais personne n’attend du catholique lambda qu’il se distancie de ces actes, et personne n’irait sommer [le célèbre animateur de télévision allemand] Harald Schmidt, qui se revendique comme catholique, de condamner les pratiques de pères jésuites avec lesquels il n’a rien à voir. Autrefois, lorsque des traits de caractère étaient attribués à des groupes entiers, on appelait cela du racisme. Aujourd’hui, les préjugés sont “des peurs qu’il faut prendre au sérieux”. Ce qui rend ce nouveau racisme si élégant sur le plan rhétorique, c’est que le malaise ressenti vis-à-vis des musulmans ne s’exprime jamais comme un malaise ressenti vis-à-vis des musulmans. Au contraire, les attaques contre l’islam se présentent sous les habits du libéralisme et de la défense de la modernité. Ce sont ces valeurs propres à une société éclairée et pluraliste qui sont régulièrement opposées à l’islam.

Ce faisant, on attribue aux musulmans des particularités et des convictions inacceptables dans une société moderne. Exemple typique, dans le test de naturalisation en vigueur dans le Land de Bade-Wurtemberg, gouverné par les chrétiens-démocrates de la CDU, les positions du candidat sur l’homosexualité conditionnent l’obtention de la nationalité. Dans celui du Land de Hesse, les candidats doivent donner une image moderne de la femme. Qui a quelque chose contre notre représentation mo­derne du vivre-ensemble ? C’est sur ce consensus que reposent no­tre Constitution et notre société. Et il est vrai que cette représentation paraît meilleure et plus émancipée que l’idéologie de ceux qui s’accrochent à des conceptions dogmatiques et répressives de la famille et de la sexualité. Implicitement, c’est toujours son propre esprit progressiste et libéral que l’on affirme. Aux oubliettes, les tentatives de la CDU de balayer le contrat d’union civile [équivalent allemand du PACS, adopté en 2001], aux ou­bliettes aussi la conception arriérée de la famille chère aux chrétiens-démocrates, la vision du couple comme une institution unissant un homme et une femme, ou le déni du droit d’adoption aux couples homosexuels. Nous sommes face à une alliance contre nature entre le féminisme athée et le conservatisme chrétien, qui projette sur le voile une critique justifiée de la maltraitance des femmes et fait en même temps de ce foulard l’objet de sa peur phobique de l’autre. Il est pour le moins surprenant que, tout à coup, certains se soucient à ce point des droits des femmes. Et l’on en vient à se demander si l’on ne voit pas la discrimination des femmes surtout lorsqu’elle est le fait de formes musulmanes de patriarcat et de machisme. Comme si cette discrimination n’était pas aussi abjecte lorsqu’elle est exercée par des non-musulmans.

Combien d’habitants non musulmans des Länder de Bade-Wurtemberg ou de Hesse se verraient privés de leur citoyenneté s’ils devaient faire montre de leur tolérance éclairée ? Dieu seul le sait. En tous les cas, l’intolérance et l’autoritarisme sont toujours du côté de l’autre. Le débat sur l’islam s’enflamme en Europe. Il n’échauffe pas seulement les esprits à l’extrême droite, il s’est même propagé au centre. La suspicion générale envers les Européens musulmans n’est plus seulement attisée par les représentants détonnants des partis de la droite nationaliste – tels Geert Wilders, du Parti pour la liberté (PVV), aux Pays-Bas, ou Nick Griffin, du Parti national britannique (BNP) au Royaume-Uni, qui demande l’“expulsion” des Britanniques “non blancs”. Ces formations politiques sont parvenues à ce que, du jour au lendemain, le centre débatte de problématiques dictées par l’extrême droite. En Suisse, on veut interdire les minarets, en France, le voile intégral, et dans les médias en général, on assiste à un débat sur la conquête de l’Europe par l’islam.

Mais cette vision de l’islam, qu’a-t-elle donc à voir avec l’Europe ? Que révèle ce débat sur nous, non-musulmans, que nous soyons chrétiens, juifs ou athées ? Lorsque la majorité est à ce point déstabilisée par une minorité, on peut avoir des doutes sur la solidité de son identité. Les fanatiques musulmans ont toujours existé, les crimes d’honneur et les attentats suicides aussi. Mais ce n’est peut-être pas un hasard si le regard que nous portons sur l’intégration des musulmans européens se raidit dans cette phase où l’Europe se préoccupe de sa propre intégration. N’y a-t-il pas un rapport entre l’émancipation progressive de ces citoyens et leur discrimination concomitante ? La réforme du Code de la nationalité menée en 1999 par le gouvernement Schröder n’a-t-elle pas engendré quelques paradoxes ? Auparavant, les musulmans étaient perçus comme étant tunisiens ou irakiens, autrement dit en fonction de leur nationalité. Mais, dès lors que ces migrants sont devenus allemands, le seul moyen qui restait pour les distinguer était de les considérer comme des musulmans. Ce n’est qu’au cours des années qui ont suivi la réforme qu’il est devenu évident que l’égalité formelle n’était pas synonyme d’égalité sociale. En France et en Suisse aussi, les grands débats sur l’islam éclatent dans une période où la nation est peu sûre d’elle.

Mais, si les conflits avec les musulmans ont moins à voir avec les musulmans qu’avec nous-mêmes et avec l’Europe, nous ferions bien de nous demander ce qui caractérise l’esprit européen des Lumières, ce que signifient réellement les processus et les principes historiques sur lesquels il s’est construit – la laïcité, le libéralisme, la tolérance – et ce qu’impliquent ces valeurs dans nos rapports avec les musulmans.

A l’origine, le terme “sécularisation” renvoyait expressément à l’acte juridique qui a permis de déposséder l’Eglise d’une partie de ses biens terrestres. Au sens large, le terme désigne la séparation de l’autorité ecclésiastique et des affaires séculières. La sécularisation ne met donc pas en question les pratiques des croyants ; elle établit que le système politique fonctionne indépendamment de toute influence religieuse. En somme, la sécularisation n’est pas antireligieuse, elle est anticléricale. Elle n’a rien à voir avec la piété des individus, ni avec le port de symboles religieux dans les espaces publics.

La laïcité ne justifie donc pas d’interdire le voile dans les écoles publiques ou la construction de minarets. D’ailleurs, certains partisans de l’interdiction du voile ne considèrent pas ce morceau de tissu comme une expression de la foi, mais comme un instrument et un symbole de soumission. De même que les défenseurs de l’interdiction des minarets ne considèrent pas une mosquée comme une maison de Dieu, mais comme un repaire de terroristes. Les uns invoquent la discrimination des femmes, les autres la menace terroriste.

La question est moins de savoir si certaines jeunes filles et femmes musulmanes sont con­traintes à porter le voile – cela ne fait aucun doute –, que de savoir ce qui opprime. Est-ce vraiment le morceau de tissu lui-même ? Ou bien le système patriarcal, qui ignore l’autonomie des femmes ? L’interdiction du voile supprime-t-elle la structure à l’origine de l’oppression ? Ou bien cette interdiction ne fait-elle que remplacer la soumission au père ou à l’époux par une soumission à la société ou à l’Etat ? Les femmes ne devront ou ne pourront plus porter le voile, soit, mais seront-elles pour autant libérées de la structure qui opprime ? Des possibilités de formation et d’emploi ne constitueraient-elles pas des instruments d’émancipation nettement plus prometteurs qu’une interdiction du hidjab ou de la burqa ? Si nous détectons aux vêtements que porte un enfant à l’école la façon dont il est traité chez lui, pensons-nous pouvoir résoudre le problème en imposant un uniforme à l’école ? Le rationalisme des Lumières et l’individualisme libéral, auxquels les détracteurs de l’islam font si volontiers référence, reposent sur l’autonomie des individus. Ainsi, ce que l’esprit des Lumières et le libéralisme défendent, c’est le droit des individus à l’autodétermination : aucune Eglise, aucune classe sociale, aucune origine ne doit décider à la place du sujet moderne. Au contraire, l’Etat doit protéger la liberté de choix de tous les citoyens.

Lorsqu’on interdit le voile, il faut se demander s’il est absolument impensable qu’une femme puisse avoir envie de le porter. Car si une femme musulmane souhaite être voilée, l’Etat libéral doit protéger sa décision tout autant que celle d’une femme qui ne souhaite pas l’être. Défendre les femmes, c’est leur permettre de décider librement pour elles-mêmes, réprimer les violences qui leur sont faites (qu’elles soient le fait de musulmans ou non) et poursuivre en justice ceux qui les maltraitent.

Les partisans de l’interdiction du voile intégral argueront que l’environnement social dans lequel les femmes le portent ne leur laisse guère ce genre de choix. Cette objection est tout à fait juste. Mais, si le voile intégral est interdit dans le bus ou le métro, comme il est question de le faire en France, les hommes qui contraignaient leur épouse à le revêtir vont-ils à l’avenir les laisser sortir dans la rue sans ? Ou bien ces femmes devront-elles rester à la maison ?

Préserver l’héritage des Lumières implique de défendre un espace de liberté qui permette à chacun de vivre son idée du bonheur, sans que l’Etat ait le droit d’intervenir. Voilà pourquoi, jusqu’à présent, la laïcité a toujours été couplée avec le principe de la liberté de culte. Le système politique, les lois de l’Etat et le système éducatif doivent rester du domaine séculier, soustraits à l’influence du pouvoir religieux, mais au sein de cet ordre politique il faut que les citoyens puissent vivre librement leur religiosité, leur conception du monde et l’existence qui leur convient.

Cet héritage signifie la possibilité de s’orienter rationnellement ou non, religieusement ou non, il signifie la liberté de désirer un autre monde, mais aussi le devoir de reconnaître l’Etat de droit et la liberté de culte des autres. Cette liberté de se dépasser soi-même ou de dépasser la réalité, c’est cela même qui rend les individus créatifs. Les visions qui nous amènent à nous surpasser peuvent être religieuses ou athées. Et nous nous atrophierions, nous, notre joie de vivre et notre être social, si nous nous amputions de ces visions.

Une liberté de culte qui conçoit la modernité comme un athéisme forcé n’en est pas une. Pas plus qu’une liberté de culte qui ne s’adresse qu’aux chrétiens. La tolérance est toujours la tolérance de quelque chose qui répugne ou qui irrite. Et, dans nos sociétés modernes pluralistes où coexistent les choix existentiels, sexuels et esthétiques les plus variés, la tolérance des pratiques et des croyances d’autrui relève du devoir de chacun. A Séville, les flagellations qui accompagnent les processions de la semaine sainte paraissent à certains aussi perverses que les jeux sadomasos de la Gay Pride, à Paris ou à Berlin, peuvent paraître à d’autres. Le regard masculin qui contraint des jeunes femmes à se dissimuler derrière un foulard paraît aux uns aussi sexiste que celui qui en pousse d’autres à se trimbaler à moitié nues, perchées sur des talons aiguilles, peut paraître à d’autres. L’eucharistie est aussi étrangère aux uns que la croyance en un paradis aux soixante-douze vierges l’est aux autres. Et ceux qui pensent que les musulmans sont les seuls à nourrir des croyances invraisemblables devraient de temps à autre assister à une messe ou mettre le nez dans des forums de discussion en ligne. Nul besoin de tolérance pour accepter des modes de vie et des convictions proches des nôtres.

Il est bien entendu juste et nécessaire de critiquer le fondamentalisme et la violence, qu’ils soient le fait de musulmans ou de chrétiens. Que ceux qui estiment que seuls les musulmans sont antisémites ou commettent des crimes religieux songent un instant à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X [intégriste] ou aux violences des évangéliques opposés à l’avortement. Mais c’est la dénonciation des pratiques discriminatoires et des crimes qui fait la différence entre une société éclairée et une société raciste. L’héritage des Lumières n’est pas menacé par les personnes de confession non chrétienne, mais par les idéologues qui transforment des questions sociales ou politiques en problèmes religieux ou ethniques. Le racisme et la xénophobie sont ennemis de l’idée européenne tout autant que la fureur religieuse ou le terrorisme.

En Europe, les idéaux des Lumières – la sécularisation, la tolérance et les droits de la personne humaine –, semblent de plus en plus tomber dans l’oubli. De fait, ce n’est pas à Paris ou à Berlin qu’ils sont défendus avec le plus de sincérité, c’est à Téhéran. Ce sont les jeunes femmes voilées qui luttent contre un régime religieux fondamentaliste, les jeunes hommes qui, aux cris d’“Allah akbar !” – “Dieu est grand !” –, risquent leur vie dans leur combat contre les despotes. Ils sont la preuve que l’héritage des Lumières, les droits de la personne humaine, la tolérance et la liberté de culte doivent être universels, qu’ils s’adressent aux croyants et aux non-croyants, aux musulmans et aux chrétiens, aux juifs et aux athées. Cela, l’Europe ne doit pas l’oublier.

Source: www.courrierinternational.com

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