2 janv. 2010

Regain de la xénophobie en Europe : L¨islamophobie comme diversion

Par Mustapha CHERIF

Alors que tous les Européens ne confondent pas Islam et fanatisme, l’opinion hostile aux musulmans se renforce.

Les années trente sont-elles devant nous? Malgré des acquis, comme les liens entre les responsables musulmans et les autorités locales, paradoxalement l’Europe prend une tournure radicale envers ses citoyens musulmans. Alors que tous les Européens ne confondent pas Islam et fanatisme, l’opinion hostile aux musulmans se renforce. L’inconscient collectif en vient à considérer la figure du «musulman» comme dangereuse. C’est une tragédie. Dans quelle sorte de monde sinistre est-on en train de vouloir nous précipiter?

La guerre aux musulmans
Interdire la construction de minarets en Suisse, lancer un débat en France sur l’identité nationale en visant l’Islam, tout comme refuser de manière obsessionnelle l’entrée de la Turquie dans l’UE, et faire la guerre avec cynisme à des populations musulmanes dans plusieurs pays de l’Orient, généralisent un amalgame fondé sur la haine de l’autre. Les musulmans, diabolisés, sont assimilés à des extrémistes incapables de vivre avec les autres. Situation qui ressemble à l’atmosphère préfascisante du siècle dernier. Les actes de profanation des mosquées et des cimetières sont des signes avant-coureurs, tels qu’on a pu les voir dans les années 30 dans l’Allemagne nazie. L’extrême droite européenne s’est construite depuis des décennies sur l’hostilité par rapport aux musulmans et ce mouvement est en train de déborder, pour faire diversion aux impasses économiques.
Depuis la chute du mur de Berlin, je ne cesse d’appeler au dialogue et d’alerter sur les risques que des idéologues font courir au monde, avec l’invention d’un «nouvel ennemi» sous la figure du musulman stigmatisé. Pour ceux habités par la haine, il est toujours plus facile de diaboliser les couches les plus vulnérables de la société, les victimes et de refuser le dialogue, que de faire face aux réalités. Que ce soit les pseudos «nouveaux philosophes» français pyromanes comme Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann et Pascal Bruckner, ou les «théoriciens» de la politique américaine, comme Bernard Lewis, Samuel Huntington et Daniel Pipes, et autres politiciens et les sionistes va-t-en guerre, alliés aux extrêmes droites, tous participent à la construction de l’idée suicidaire d’ennemis supposés saper l’«identité» occidentale et programment «la guerre» sous toutes ses formes contre les musulmans, sous couvert de «choc des civilisations».
La guerre, intérieure contre les «mauvais européens», extérieure contre «les autres» semble vouloir s’installer. Au lieu de s’occuper des grands problèmes liés au devenir de l’humanité, des agitateurs d’idées et des politiciens en Occident considèrent qu’à notre époque, la question décisive c’est de savoir si les filles musulmanes doivent ou non se mettre un foulard sur la tête! Des problèmes, qui méritent un traitement pédagogique, sont montés en épingle de manière excessive. La diversion et l’esprit ségrégatif et discriminatoire l’emportent sur la raison.
Les reculs des sociétés musulmanes et des comportements irrationnels et criminels de groupuscules manipulés contribuent aussi à alimenter les préjugés et les crispations. Certains font aussi le parallèle avec les difficultés que rencontrent des chrétiens dans des pays musulmans. Reste qu’aucun pays musulman n’interdit les clochers des églises. Depuis 1400 ans les pays musulmans, terre d’hospitalité, sont dotés d’églises, à l’exception de l’Arabie pays des Lieux Saints. Si des régimes de pays musulmans sont intolérants, cela ne peut justifier les discriminations de pays qui se disent «démocratiques». Dans tous les cas, notre solidarité avec ceux qui souffrent ne doit jamais être sélective. Il n’y a encore ni pogroms, ni rafles, ni discriminations systématiques, mais ce qui se passe est préoccupant. Rappelons-nous les drames à la fin du XXe siècle à Srebrenica et à Sarajevo au coeur de l’Europe et récemment à Ghaza isolée, qui a subi les massacres à huis clos. A l’heure de l’absence de sens, des pouvoirs de pays européens tentent de reconstruire leur identité contre l’Autre, que l’on présente comme tout autre. Pulsions de nations vieillies et conservatrices, qui ont vu s’affaiblir la capacité de l’échange des cultures. L’air du temps refuse aux citoyens européens de confession musulmane de s’enrichir de plusieurs sources sous prétexte de risque de communautarisme. Les xénophobes en Europe, qui accaparent ce type de thème, se perçoivent comme une race dominante par rapport à ceux qui échappent à leur modèle.

Le vivre-ensemble est possible

Les fidélités à l’espace où l’on vit et à l’origine, ou l’articulation entre raison et foi sont pourtant légitimes. L’identité de chaque citoyen est faite de multiples appartenances. Sans reconnaissance de cette multiplicité, il est impossible de construire le vivre-ensemble. La France est une terre où il y a depuis des siècles un brassage. Des mots comme tolérance et respect des différences devraient être une seconde nature aux habitants du pays de l’universalisme, du siècle des Lumières, de la Révolution de 1789, et de l’humanisme chrétien. C’est une hérésie d’opposer l’identité européenne et l’immigration, la civilisation occidentale et la religion musulmane. L’Occident a été judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe. Le monothéisme et la Méditerranée sont nos sources communes. L’amnésie entretenue et la mise à l’écart délibérée du legs culturel de l’Islam ont abouti à créer un abîme entre les deux rives.
Il y a un recul de l’intelligence, de la connaissance de l’Islam, de l’universalité des valeurs, dont l’Europe intellectuelle hier pouvait s’honorer, sous la figure de savants et penseurs du discernement, lucides et critiques constructifs, comme hier Louis Massignon, Henri Corbin, Jacques Berque, Louis Gardet, Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Félix Guattari Jacques Derrida, Gérard Granel, Pierre Bourdieu. Aujourd’hui, la voix de philosophes et chercheurs éclairés comme celle de Pierre Legendre, Jean-Luc Nancy, Edgar Morin, Jean Bauberot, Vincent Geisser, René Major, Alain Badiou, Emmanuel Todd et celle de théologiens et prêtres, d’évêques soucieux de justice, qu’ils soient Suisses ou Français, n’est pas entendue. Mais on ne doit pas s’abandonner à la lassitude. Il est possible d’engager des luttes à contrecourant de l’air du temps, à partir de solidarités transfrontalières. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer le sort des discriminés, mais de changer un mode de représentation ancré dans la subjectivité collective.
La société européenne peut intégrer les différences, mais des politiciens veulent lui faire croire que les musulmans veulent imposer un changement des paramètres fondamentaux de son modèle. Les musulmans européens sont dans leur immense majorité des citoyens loyaux et cohérents, dignes de ce nom, ne remettent pas en cause le pacte civique, sauf exception, ne portent pas atteinte à l’ordre public, marquent une adhésion sans faille au régime républicain. L’Islam, deuxième religion de France est présent dans l’espace européen depuis longtemps et fait partie du paysage sociologique. Qui peut nier qu’il y a un Islam européen séculier, paisible, attaché, entre autres, à l’amitié islamo-chrétienne? Ce qui signifie que le vivre-ensemble est possible. Aucun musulman ne refuse le partage, l’intégration dans la vie économique et la saine participation à la vie politique, là où ils sont possibles. Cependant, la plupart refusent l’assimilation, la dépersonnalisation. L’expression de cette résistance peut être maladroite, mais elle est légitime, vitale.
Pour les dogmatiques antireligieux, toute religion, dans tous les cas, divise au lieu de rassembler, opprime au lieu de libérer. L’Europe est dominée par cet air du temps. Désinformer et exclure est déraisonnable. Cela généralise la mondialisation de l’insécurité et fragilise les sociétés qui combattent l’intégrisme. L’islamisme, archiminoritaire, qui est l’anti-Islam, résultat des contradictions de notre temps, est outrageusement mis en avant pour faire croire que c’est cela la religion musulmane. La distinction cardinale entre «Islam» et «islamisme» est ignorée. Les rigoristes et les obscurantistes représentent un dévoiement de l’Islam. Dans un monde qui s’est construit contre la religion, la crainte de l’islamisme se transforme en un rejet de l’Islam. C’est la stigmatisation, avec ses glissements de sens et ses slogans fondés sur l’amalgame.
C’est d’autant plus choquant, que les trois prétendues pommes de discorde: l’idée de la non-confusion entre le spirituel et le temporel et la liberté de conscience sont conformes à l’esprit et à la lettre de l’Islam. D’autant que le problème n’est pas uniquement celui du politique. Il est celui de la norme fondamentale, de l’origine des règles de la conduite humaine, dans des domaines essentiels, la morale, la famille, la communauté. La désignification du monde est le grand problème. Ceux qui ont des règles de vie tentent de garder vivantes ses valeurs. Reste à ce qu’elles soient vécues de manière ouverte et non fermées. L’Occident capitaliste pose problème car il a décrété au nom d’une vision arbitraire et confuse que les normes des «autres» cultures ne sont pas valables. Le tout dans une situation de violence économique.

Le recul de la démocratie
Il est compréhensible que des citoyens européens s’inquiètent des excès des croyants fermés et des archaïsmes, mais
l’amalgame et la politique des boucs émissaires sont inadmissibles. Il est légitime que les croyants puissent exercer démocratiquement leur mode de vie et leur foi dans des conditions dignes. En quoi des revendications démocratiques, pour disposer de carrés confessionnels dans les cimetières, des repas sans porc, la construction d’espaces décents de cultes et le respect de la morale et la pratique spirituelle, posent-ils un problème pour la République?
Certes, des paroles d’apaisement des officiels sont entendues comme «la France est une République laïque qui doit protéger l’ensemble des cultes» et doit «condamner à la fois l’islamophobie et l’islamisme radical». Mais il est étonnant qu’un chef d’Etat, qui défend l’idée d’une laïcité positive, à cause d’une infime minorité d’intégristes, inflige à tous les musulmans un rappel à l’ordre injuste, que même les sectes n’ont pas subi: «Les peuples d’Europe...ne veulent pas que leur cadre de vie, leur mode de pensée et de relations sociales soient dénaturés.» Comme si l’Islam était non seulement «étranger», mais étrange, et incompatible. Un Islam cantonné «au tribalisme et au communautarisme». Les musulmans de France sont menacés: «Tout ce qui pourrait apparaître comme un défi lancé à cet héritage (européen) et à ces valeurs condamnerait à l’échec l’instauration si nécessaire d’un Islam de France... se garder de toute ostentation et de toute provocation...»
Le musulman est un bouc émissaire, otage de calculs politiciens qui exploitent l’air du temps pour faire diversion aux échecs. L’islamophobie semble érigée en politique officielle. Pourtant, les autorités recherchent des dispositifs pour faciliter l’intégration sociale, il est dit: «Je combattrai toute forme de discrimination» et il est question de «fraternité». Malgré la montée de la xénophobie, dont les graves dérapages sur le débat sur l’identité nationale en France et le vote contre la construction de minarets en Suisse reflètent le danger, nous refusons de croire que «l’islamophobie» s’érige en principe de politique publique, cela rappelle des temps sombres. Les êtres épris de justice, doivent faire barrage à l’intolérance et au repli identitaire.
Le refus du droit à la différence et partant le recul de la démocratie sont les facteurs qui menacent la liberté des peuples. Il y a des inégalités monstrueuses, Dans les zones urbaines défavorisées en Europe, près de 40% des hommes jeunes sont au chômage, soit le triple de la moyenne nationale. L’injustice est flagrante, l’inconscient collectif les a relégués dans ses zones d’ombre inquiétantes. Il y a en Europe des millions de citoyens issus de la rive Sud, qui y sont depuis des décennies, pour répondre aux besoins économiques et démographiques de la terre d’accueil, ont contribué au développement, vivent dans des conditions déplorables, avec des salaires de misère, accablés par un climat xénophobe et des lois répressives qui marginalisent et enferment dans des zones de non-droit. Ce sont eux que l’on vise comme n’étant pas vraiment européens. Cette posture politique de la diversion est immonde. Alors que leur vitalité est perçue comme subversive, la sécularité ouverte devrait permettre à nombre d’entre eux de progresser dans la hiérarchie sociale. Les problèmes de fond sont liés au recul de la démocratie. Le vrai débat est celui sur la démocratie. Celui sur «l’identité nationale» dope les xénophobes et le libéralo-fascisme. Le recul de la démocratie est un danger pour tous. Parlons-en.

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